Un TGV nommé Désir ou l'art de nous rendre

TGV : Montréal - Windsor/ Montréal - New York

Fabien Deglise - «Tous unis par un train à grande vitesse.» Dans une salle de conférence de Montréal, le grand gourou de l'urbanisme, Richard Florida, de la Rotman School of Management de l'Université de Toronto, vient d'accrocher solidement son auditoire.
Depuis quelques minutes, l'homme réfléchit à haute voix sur les défis économiques à venir pour le Québec et Montréal, à l'invitation de l'Association des économistes québécois. Ça se passait en juin dernier. Sur scène, le penseur d'espaces habités égraine les grands thèmes qui l'animent: la créativité, la vitalité et la diversité culturelle, l'interconnectivité et désormais l'importance pour la prospérité économique et sociale future d'une région de penser la ville autrement. Avec un objectif clair: inscrire nos environnements urbains dans une «mégarégion» qui irait de Québec à London (Ontario) en passant par Montréal, Ottawa, Toronto et Waterloo. Et la route pour arriver rapidement à cette autre régionalisation est, selon lui, simple: un train à grande vitesse (TGV) comme outil incontournable afin de «nous rendre mutuellement beaucoup plus accessibles.»
«Le train à grande vitesse nous place devant de nouveaux possibles à une époque caractérisée par les échanges d'idées, la collaboration et la créativité, a réitéré cette semaine en entrevue au Devoir M. Florida. C'est une façon de voyager qui convient parfaitement à notre ère, où les transformations technologiques et le changement dans la nature du travail appellent à des solutions de transport plus productives. Tout à coup, on peut imaginer quitter Québec à 8h du matin pour passer la journée à travailler à Montréal et ensuite revenir à la maison pour souper en famille.»
Lancer des humains dans des voitures sur rails, à travers l'Amérique et à près de 350 km/h, entre deux centres-villes: l'idée n'est pas nouvelle, mais elle semble de plus en plus chercher à s'imposer dans l'air du temps.
Les signes ne trompent pas. En avril dernier, l'administration Obama s'est en effet rebranchée sur ce projet en consacrant 8 milliards de dollars pour l'implantation de TGV sur le territoire américain. L'argent provient de l'enveloppe de 787 milliards du plan de relance, postcrise, de l'économie nationale. La Californie, le Midwest et la Floride semblent pour le moment être les plus près de la mise sous tension des premières motrices.
Ici, les villes de Québec et Montréal ont accordé en juin dernier un contrat de 375 000 $ à la Société nationale des chemins de fer (SNCF) de France, spécialiste du TGV, afin d'évaluer le potentiel d'une ligne ferroviaire à grande vitesse dans le corridor Québec-Windsor. Le rapport final doit être déposé le mois prochain. De plus, le fédéral, Québec et l'Ontario attendent le printemps 2010 pour prendre possession d'une mise à jour des études de faisabilité des projets de train à grande vitesse qui avaient animé les discussions en 1992 et 1995. Le travail a été confié à un consortium dirigé par la firme Dessau contre quelque 3 millions de dollars.
Remettre le TGV sur rails
Pour l'ex-ministre des Transports sous René Lévesque, Denis de Belleval, qui a présidé aux destinées de Via Rail dans les années 1980, ces rapports ne devraient d'ailleurs que confirmer ce que tout le monde sait déjà depuis plus de deux décennies: «Un train à grande vitesse dans ce corridor, c'est un projet pertinent et réalisable», lance à l'autre bout du fil celui qui a milité pour un tel projet à l'époque où Brian Mulroney dirigeait le Canada. «Et aujourd'hui, sa pertinence va en s'accentuant devant l'évolution probable du coût du pétrole» qui, dans un avenir proche, risque de rendre moins attrayant le transport des personnes et des marchandises par voie routière, mais également les déplacements en avion à l'échelle continentale.
C'est que partout sur la planète, des experts en énergie annoncent désormais le pire: l'épuisement des ressources pétrolières faciles d'accès, la multiplication des coûts de forage pour exploiter des nappes de pétrole de plus en plus complexes à atteindre, la hausse fulgurante de la demande en énergies fossiles qui devrait, d'ici les 50 prochaines années,faire exploser le prix du baril de pétrole. «Et il faut anticiper la chose, résume Éric Champagne, professeur d'administration publique à l'École d'études politiques de l'Université d'Ottawa. Notre grand défi dans les prochaines années va être de s'adapter à une société postcarbone.» Société où, selon lui, le TGV comme autre mode de transport interurbain devrait certainement occuper une place importante.
Le poison va devenir le remède. Maintenu sur les tablettes ces dernières années par l'avion et les véhicules routiers -- le duo au coeur des politiques de transport en Amérique du Nord --, le train à grande vitesse se préparerait donc enfin à sortir du tunnel, sous l'impulsion de ces mêmes modes de transport condamnés à perdre de la vitesse. En plaçant Québec à 1 heure 11 minutes de Montréal, ou encore Montréal à 2 heures 21 minutes de Toronto, comme l'envisageait déjà en 1995 les défenseurs du consortium Lynx, une idée de TGV datant du siècle dernier, le rail va à l'avenir de plus répondre aux nouveaux besoins des voyageurs, croit M. Champagne.
«On s'est émancipé d'une économie manufacturière -- qui exige des infrastructures lourdes -- pour une économie du savoir où les nouvelles technologies sont importantes, dit-il. La suburbanisation a favorisé le télétravail et multiplié les échanges en mode numérique entre les villes et les régions. Mais nous sentons encore le besoin du face-à-face et nous allons chercher pour ça des modes de transfert plus rapides entre deux pôles, deux villes.»
Ici, maintenant, tout de suite
C'est l'époque qui veut ça: quand on est capable d'envoyer un fichier vidéo en une minute à Toronto ou d'y échanger par vidéoconférence avec quelqu'un comme s'il était dans la pièce d'à côté, cinq heures de train ou six heures de route pour atteindre physiquement la Ville reine peut effectivement devenir rapidement insupportable. Sans compter que l'avion, ajoute Denis de Belleval, devient avec le temps de moins en moins convivial. «C'est un mauvais autobus», dit-il. «Avec un nombre élevé de contraintes» plus vraiment au diapason avec notre temps, ajoute Richard Florida, qui se met soudainement à rêver à haute voix...
«Imaginez une réalisatrice de Montréal qui saute dans un train à grande vitesse (TGV) à Montréal pour une rencontre avec un producteur de Toronto. Si elle avait pris l'avion, elle n'aurait vécu qu'une série d'interruptions: le voyage en voiture jusqu'à l'aéroport, l'enregistrement des bagages, la sécurité, l'attente pour l'embarquement, le décollage... Là, elle embarque dans le train à la Gare centrale, travaille sur son ordinateur portable et se détend pendant les deux heures et demie du voyage jusqu'au centre-ville de Toronto, où elle saute dans le métro pour se rendre à son rendez-vous. Avouez que c'est un scénario qui s'inscrit très bien dans notre époque et qui va être profitable à tous les gens dont le travail est d'être payés pour réfléchir: avocats, designers, chercheurs, gestionnaires, musiciens, comptables et compagnie.»
Dans une société de l'instantanéité et du partage, où la technologie tend à rétrécir les espaces, un TGV, mû par la fée électricité, a effectivement tout pour séduire. Surtout à un moment où le paysage énergétique est en recomposition. «Socialement, le projet a toujours été bien accepté, dit Denis de Belleval. Mais politiquement, cela n'a jamais été le cas.»
Les choses se préparent toutefois à changer, croit Éric Champagne, de l'Université d'Ottawa. «La pression sociale va s'accentuer sur un tel mode de transport, c'est sûr, et il va y avoir une base politique de plus en plus solide pour avancer dans cette direction», une base alimentée d'ailleurs, selon lui, par un changement de paradigme par rapport à ce train à grande vitesse qui, dans les prochaines années, risque d'être davantage perçu comme un investissement plutôt qu'une dépense.


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