Idées

Pourquoi lire Lionel Groulx?

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«Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres» - Alexis de Tocqueville

L’Abbé Groulx, prêtre, historien, professeur et écrivain, fut un des hommes qui marqua notre histoire et plus encore notre historiographie. Aujourd’hui, nous ne l’enseignons plus et le lisons très peu : dans les milieux intellectuels, nous l’avons complètement déclassé. En effet, plusieurs éléments de sa pensée et de son être répugnent profondément le Québec contemporain. Sa vocation religieuse n’aidant en rien, l’utilisation de l’idée de « race » et l’appel à un « nous » qui est tout ce qu’il y a de plus exclusif esquissent une pensée qui nous apparaît comme dangereuse. Certes, lire Groulx aujourd’hui ou – encore pire – le citer en public, c’est s’afficher à l’antipode du politiquement correct. Ce serait aussi imprudent de le clamer tel quel et sans nuance au sens où la réalité qu’il décrit n’est pas la même que celle où nous vivons depuis, à tout le moins, la Révolution Tranquille. Mais cela ne signifie pas qu’il faut juger l’Abbé Groulx à la lumière de nos critères contemporains : ce serait commettre une critique anachronique, ce que trop voient aujourd’hui, à tort, comme un grand progrès intellectuel. On peut par exemple fermer l’Histoire de la Guerre du Péloponnèse très rapidement, voyant toutes les atrocités de la guerre décrites par Thucydide. Se dire que la guerre c’est mal, et que Thucydide, s’il ne semble pas constamment la critiquer, est un malade sanguinaire et qu’il est certainement d’une méchanceté inouïe. Ou encore peut-on garder le livre ouvert et tâcher de le lire, déraciné des critères étroits que le monde contemporain nous impose. C’est ainsi et ainsi seulement que nous y verrons les trésors que l’oeuvre cache. À quelques degrés près, c’est de cette manière qu’il convient de s’attaquer à l’œuvre de Groulx, en s’en faisant le complice pour découvrir ses idées, puis plus distant pour savoir les critiquer convenablement. Néanmoins, il semble qu’une lecture de Lionel Groulx s’impose. L’auteur donne à voir notamment une volonté humaine plus déterminante dans l’histoire que déterminée par celle-ci. De cette façon, Groulx tourne notre regard vers nos aïeux, nous incitant à un sentiment de reconnaissance pour ceux sans qui nous ne serions tout simplement pas. Ultimement, ses lecteurs sauront donc y trouver un sens historique qui malheureusement s’effrite en raison d’un certain progressisme appliqué à l’histoire et à la trudeauisation des esprits.
Volontarisme, histoire et politique
Une partie des communautés intellectuelles d’aujourd’hui tendent à considérer l’homme comme une construction sociale. L’humanité serait ballottée sur les flots d’une histoire qui est elle-même constituée de vecteurs sociaux qui se renouvellent constamment. Bien qu’elle ne soit pas complètement fausse, cette conception sociologique néglige ce qu’il y a d’encore plus fondamental – disons de plus proprement humain – dans l’histoire, la politique et la société : la volonté humaine. Cette idée n’est pas née de l’individualisme moderne, comme certains pourraient oser le croire. On la retrouve chez Plutarque, par exemple, un grec ancien qui voyait certains grands hommes comme les pierres angulaires de l’histoire occidentale. Cette tradition se manifeste encore dans l’art de la biographie, mais elle perd de sa portée du point de vue historique à cause des personnages qui font l’objet de tels livres, mais aussi et peut-être surtout à cause de notre perception de ces dits personnages. On considère souvent les écrits bibliographiques comme des études portant sur des individus. On néglige ainsi que plusieurs personnages dont on a écrit la vie ont marqué l’histoire de façon significative, plus que bien d’autres. On oublie l’idée des grands hommes, peut-être parce qu’elle tient pour prémisse une certaine inégalité parmi les humains.
Quoi qu’il en soit, Lionel Groulx est de ceux qui observent l’histoire à travers les figures qui l’ont marqué bien plus que par les évènements qui la décrivent. L’histoire et la politique sont pour Groulx davantage un mouvement de l’homme à la cité que de la cité à l’homme. Selon lui, l’histoire est le discours qui raconte les héros de la colonie et de la nation. Il célèbre le génie organisateur de Monseigneur de Laval, la bravoure sans précédent de Dollard-des-Ormeaux, le courage de Madeleine de Verchères, la ferveur de la vocation de Paul Chomedey de Maisonneuve, l’appétit d’explorateur du Père Marquette, et j’en passe. Selon Groulx, la vérité historique, c’est que sans ces hommes, nous serions autres. Peut-être ne serions-nous tout simplement plus. Ces personnages sont des fondateurs et des conservateurs de ce qu’il appelle la « race canadienne française ». Ils constituent ainsi le prisme à travers lequel nous pouvons observer l’histoire, l’écrire, la raconter, l’enseigner. Ils sont des objets de mémoire.
Miroir de notre ingratitude
Puisque les grands hommes canadiens français ont été si déterminants dans le parcours existentiel de notre peuple, nous leur devons, selon Groulx, une gratitude plus que considérable. L’admiration qu’il leur porte mettra aujourd’hui mal à l’aise plus d’un lecteur. C’est que l’ingratitude est un sentiment très populaire au Québec. Cela tient à une problématique générale qui s’applique à l’échelle individuelle comme collective : l’homme se considère de moins en moins comme un héritier. D’une part, l’individu croit qu’il ne doit rien à personne et tout à soi-même. Nous sommes, au Québec, une des rares populations au monde qui laisse mourir ses aînés dans des maisons de retraite. « Merci Papa et Maman de m’avoir élevé, mais maintenant, je m’en vais, adieu! » Du point de vue collectif, l’idée est grosso modo la même. Mais plus encore, notre rapport au passé est teinté d’un progressisme qui alimente cette ingratitude. C’est l’idée selon laquelle il y a dans l’histoire un progrès indéniable : aujourd’hui est mieux qu’hier, c’est certain! Si certain?
C’est ainsi en tout cas que le Québec a énormément de difficultés avec son passé, qu’il est si mal à l’aise lorsqu’il lui faut assumer son histoire. Nous avons fait, aux débuts des années 1960, une rupture radicale d’avec le clergé. La séparation entre l’Église et l’État que nous avons su faire, et qui n’est rien d’autre que la base du libéralisme démocratique et la condition sine qua non de l’arrivée du Québec moderne, fut malheureusement accompagnée d’un profond ressentiment vis-à-vis de la religion catholique elle-même. Ressentiment donc, envers tout un pan de notre histoire. Cette allergie au christianisme, qu’une grande partie de la population québécoise cultive, corrobore la thèse progressiste de l’histoire : ce que nous faisons aujourd’hui est mieux que ce que nous avons fait hier. Peut-être. Mais comment – et Groulx insiste énormément sur cet aspect de notre histoire – aurions-nous survécu sans la religion catholique et sans l’œuvre des religieux?
Il ne s’agit pas de vouloir revenir au passé, dans un élan de nostalgie théologique aux allures moralisatrices, mais bien de savoir reconnaître ceux qui ont permis la survie de nos aïeux, de notre langue, de notre culture. Et de leur en savoir gré. Ceux qui ont permis l’histoire du Québec sont entre autres les membres du clergé catholique. Nous leur devons donc un minimum de respect, une gratitude qui doit rompre avec notre allergie au christianisme. Sans cela, il y aura toujours un profond malaise dans notre rapport au passé, une sorte de fracture dans notre histoire et qui ne permettra jamais de raconter et de transmettre la continuité pourtant présente dans l’histoire existentielle du Québec, celle de la question nationale. Comment en effet comprendre le passage de la survivance canadienne française à la montée du Québec moderne et des alternatives existentielles qu’elle laissait poindre, si nous nions une si gigantesque et importante partie de notre histoire ? Lire Groulx est un antidote en ce sens qu’il est le miroir de notre ingratitude. Il nous la fait regretter, et nous rappelle du même coup que nous sommes non pas des individus vides de sens, mais des héritiers porteurs d’une histoire.
Le sens de l’histoire
C’est pourquoi, semble-t-il, l’oeuvre de Lionel Groulx est puissante : elle peut affaiblir le nihilisme politico-historique présent pour le remplacer par ce que nous pourrions appeler le sens de l’histoire. Le multiculturalisme canadien, tel qu’implanté par Trudeau tragiquement lors du rapatriement de 1982, tend à une exacerbation du libéralisme aux dépens de l’idée du bien commun. C’est-à-dire que pour les trudeauistes, qu’on trouve autant du côté de la gauche multiculturelle que, malgré eux, chez ceux qui se réclament de la droite néolibérale, la collectivité n’est pas un tout harmonisé, mais rien de plus qu’une somme disparate d’individus. La communauté en devient du coup dénationalisée, ou déshistoricisée. La communauté historique majoritaire avait jadis le devoir d’intégrer les nouveaux arrivants à son appartenance historique et culturelle. On lui dit maintenant qu’elle a le devoir de dissoudre son héritage pour s’accommoder aux héritages particuliers, multiples et disparates. C’est ainsi que nous avons perdu le sens historique et que certaines élites canadiennes et québécoises tentent de culpabiliser les tenants de la question nationale pour les rediriger vers un débat gauche-droite d’ordre social et économique. On oublie le parcours existentiel du Québec, on ne cherche plus à répondre à la question que celui-ci posait. Question trop pleine d’histoire. Question qui perd sa force, son statut fondamental, lorsque la communauté qu’elle interrogeait ne peut plus en être une.
Groulx, lui, nous rappelle que nous ne sommes pas que des individus. Il nous rappelle que nous sommes des animaux politiques, c’est-à-dire que nous appartenons nécessairement à un héritage historique, lequel est précieux, et qu’il faut à tout prix conserver pour ne pas se renier soi-même jusqu’à s’éteindre. Non pas s’éteindre physiquement et individuellement , mais collectivement et culturellement : se folkloriser dans le grand banquet multiculturel.
Ce que Groulx nous permet aujourd’hui, c’est de rendre à la politique une grandeur perdue. Une grandeur qui tient sur le sens de l’histoire, par opposition à une politique post-historique qui est matérielle, mais non transcendante, car elle s’en tient au particulier et elle est confinée au présentisme. Voyant plus grand et visant plus haut, la grande politique saura ramener la question nationale au cœur des préoccupations publiques, lui redonner l’importance qu’elle mérite, en se rappelant toujours qu’elle doit s’inscrire dans une continuité historique, laquelle est l’âme même d’un peuple.
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Texte publié dans L'Action nationale et sur le site de Génération nationale.


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