Notre démocratie détournée?

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Au moment où le monde arabe se mobilise pour accéder à la démocratie, en Occident, plusieurs se demandent si elle existe encore. Le système de «représentation démocratique» par l'élection à intervalles réguliers est-il devenu une astuce commode permettant à une oligarchie politico-économique de mener le bon peuple par le bout du nez tout en augmentant son pouvoir et sa richesse?
En Amérique du Nord, la simple recherche de l'intérêt public est devenue une position retranchée de la gauche alors qu'il y a quelques décennies, c'était une position centriste. Plusieurs auteurs définissent aujourd'hui l'objectif de la démocratie non plus comme la recherche de l'intérêt général, mais plutôt comme la défense des droits individuels, la justification des inégalités que la démocratie était aussi censée niveler.
Ce glissement se traduit par une désaffection envers l'État et la classe politique dont on craint, souvent intuitivement, la collusion avec les grands bonzes du privé — la nouvelle oligarchie qui dicterait à l'État ses orientations au moyen des planques dorées réservées aux commis serviles par le jeu de ce qu'on appelle les «portes tournantes». Certains politologues en sont venus à écrire qu'un bon politicien, c'est quelqu'un qui se demande jusqu'où il peut aller entre les élections au profit de ses bailleurs de fonds sans risquer d'être défait au prochain test électoral.
Pour Louise Vandelac, directrice de l'Institut des sciences de l'environnement à l'Université du Québec à Montréal (UQAM), «tous les exemples récents au Québec — dossiers de la construction, nomination des juges, gaz de schiste, amiante ou pétrole à Anticosti — témoignent de la puissance des lobbys sur la sphère publique».
Glissement généralisé
Le glissement est général, ajoute-t-elle en donnant comme exemple la réduction de l'impôt des sociétés, qui coïncide avec l'augmentation des inégalités financières et sociales, l'augmentation des risques pour la santé publique et l'environnement.
Même la recherche universitaire s'en ressent, dit-elle. Tous les grands fonds subventionnaires sont maintenant sous la responsabilité des ministères à vocation économique, autant à Ottawa qu'à Québec. Et de plus en plus, l'allocation des fonds obéit à la règle des partenariats avec le privé, ce qui privilégie certains secteurs aux dépens des sciences humaines et sociales, par exemple.

«Cela correspond, ajoute Louise Vandelac, à la tendance d'appropriation par le privé de biens collectifs publics, comme les ressources naturelles et même des services publics. C'est une tendance lourde qui a des conséquences évidentes sur la vie civile, politique et même universitaire et qui pose, ultimement, la question de ce qu'il advient de l'intérêt public.»

Cette situation est vécue comme une «trahison» par ceux qui valorisent encore la démocratie traditionnelle où le peuple élit des représentants censés défendre en priorité l'intérêt général, dans le cadre d'élections libres de manipulation par des professionnels et animées par des médias indépendants dans lesquels les oppositions pourraient s'affronter dans un débat public valorisant les arguments.
Pour Marcel Gauchet, dans La Démocratie d'une crise à l'autre (éditions Cécile Defaut, 2007), la «démocratie représentative» est historiquement victime de son succès contre les régimes totalitaires. Encouragée à se développer dans les années glorieuses, cette démocratie écrase aujourd'hui, écrit-il, sous le poids d'un pouvoir exécutif croissant. Mais la population, qui a bénéficié du développement de l'État-providence, n'a pas vu qu'aujourd'hui, on la détourne progressivement vers la défense des droits individuels, l'assise de la «méritocratie» qui justifierait la position dominante de la nouvelle oligarchie.
Le rejet de la contestation
Hervé Kempf, auteur du récent livre L'Oligarchie, ça suffit (Seuil, 2011), soutient, en entrevue au Devoir, que «la démocratie en Amérique est tellement malade qu'il n'y a presque plus de pensée critique solide, substantielle qui se rend sur la place publique. La démocratie nord-américaine se présente pourtant comme le standard international parce qu'elle permettrait un niveau de vie démocratisé. Mais elle oublie que ce niveau de vie est devenu une impasse écologique et sociale totale parce qu'il n'y a plus de vraie démocratie. Obama a dû abandonner sa réforme fiscale. Le nouveau Congrès pourrait malmener sa maigre réforme du système de santé. Et il est ligoté par le Congrès sur la question du climat».
Pour plusieurs politologues et philosophes, comme Jacques Rancière le précise dans la revue Philosophie (février 2011), «la démocratie comme idée du pouvoir de tous peut disparaître, sous une forme douce, se dissoudre dans ces oligarchies tempérées que nous connaissons en Occident. Beaucoup d'éléments sont réunis pour cela: la pression croissante du gouvernement économique mondial; la réduction de la scène politique au concours pour le choix du dirigeant suprême; la tendance à criminaliser les mouvements sociaux, à ramener grèves et manifestations à des rituels strictement réglés, et à rejeter toute contestation des formes dominantes du côté du sabotage et du terrorisme; le consensus intellectuel antidémocratique croissant».
Pour Éric Montpetit, directeur du Département des sciences politiques à l'Université de Montréal, «les choses ne se passent pas si mal». On déléguerait trop aux experts, qui ne sont pas plus neutres que n'importe qui. La solution, dit-il, passe par des débats publics ouverts, lesquels sont malheureusement perçus dans la société comme des facteurs de chicane et de division.
En ce sens, soutiennent d'autres auteurs, la démocratie est une chose impossible à fixer dans une forme définitive parce qu'elle est en constante évolution.
Mais qu'en pensent les gens?
Un sondage publié dans Philosophie nous révèle qu'en France, 49 % des gens pensent qu'elle a reculé alors que 32 % disent qu'elle n'a ni progressé, ni reculé. Seulement 14 % ont le sentiment qu'elle a progressé. Si le citoyen se sent dépossédé de sa démocratie, c'est qu'il l'est, conclut l'analyse. Mais, surprise, le petit peuple ouvrier est plus progressiste que les technocrates en matière de défense de l'intérêt général. Ainsi, 78 % des ouvriers sont favorables au blocage de lois et projets dangereux pour l'environnement par un comité scientifique, contre 74 % des cadres; 78 % des employés seraient favorables à des comités populaires dans les localités, contre 67 % des commerçants et chefs d'entreprise. Enfin, 72 % des ouvriers sont pour l'instauration d'un salaire maximum, contre 44 % des cadres...
Marc Chevrier enseigne notamment l'histoire de la démocratie au Département de sciences politiques de l'UQAM. Dans le foyer de la démocratie, à Athènes, dit-il, l'élection était un mécanisme jugé élitiste parce que les plus connus et les plus riches avaient plus de chances de se faire élire. L'élection servait à choisir les oligarques sur la base de leurs compétences particulières, comme les généraux, le responsable des eaux, etc. Périclès a ainsi été élu général 15 fois.
Par contre, la démocratie, qui était à la base du pouvoir du peuple, était le résultat d'un tirage au sort et de la rotation obligatoire dans les postes publics. Il faut attendre au XVIIIe siècle, dit-il, pour que l'élection devienne synonyme de démocratie comme aujourd'hui.
Mais encore là, nuances. En Angleterre, perçue comme le foyer de notre démocratie contemporaine, pendant longtemps le nombre d'électeurs n'a pas dépassé les 3000 personnes. Dans le Canada-Uni de 1850, 13 % seulement de la population avait le droit de vote. On se serait méfié d'un gouvernement élu par une populace ignare!
C'est surtout avec la naissance des États-Unis que l'élection est devenue synonyme de la démocratie comme on la conçoit aujourd'hui, raconte M. Chevrier. Mais dans la plupart des modèles étatiques, on a continué de miser sur une élite contrôlante, avec les Sénats et les Chambres des lords, pour mettre les pays à l'abri des humeurs de la foule.
Le problème aujourd'hui, explique ce politologue, c'est que le pouvoir formel, censé incarner l'intérêt public, s'est laissé et se laisse encore déborder par d'autres pouvoirs informels, dont certains très puissants comme les pouvoirs économiques, des médias et de la science notamment.


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