Les sans-chemise et le développement économique

Chronique de Bernard Desgagné


Monsieur le Premier ministre,
Vous savez comme moi que la caisse d'assurance-emploi a engendré, au cours des mandats libéraux des dernières années un excédent d'environ 50 milliards de dollars que Paul Martin a utilisé pour réduire le déficit fédéral. Je ne suis pas contre la réduction du déficit, mais je me demande si, un jour, on finira par être sensible au sort des travailleurs qui souffrent des mises à pied. Vous qui avez dénoncé le manque de transparence de M. Martin pendant des années, saurez-vous faire mieux que lui à cet égard?
Je pense en particulier aux travailleurs du textile de Huntingdon, qui sont désespérés et qui ont entrepris la Marche des sans-chemise devant les amener à Ottawa aujourd'hui, le 18 octobre. Des gens qui ont travaillé dur toute leur vie se voient réduits à vivre sous le seuil de la pauvreté dans un pays riche comme le Canada. Pendant ce temps, d'autres ont les poches pleines. Les travailleurs de Huntingdon ne sont ni des paresseux, ni des incapables. Ce sont tout simplement les laissés pour compte des transformations économiques que nous vivons et de l'incurie des autorités publiques.
Vous qui êtes issu de la classe moyenne et qui défendez avec tant d'ardeur les valeurs judéo-chrétiennes, que pensez-vous de la solidarité et de la générosité? À quoi bon s'opposer à l'avortement et au mariage homosexuel par conviction religieuse si on renie en même temps les valeurs que sont l'entraide et l'altruisme? Pourquoi faudrait-il qu'il y ait des gens qui souffrent alors que d'autres pourraient être moins voraces? Pourquoi des gouvernements songent-ils à réduire le fardeau fiscal au lieu de le maintenir et d'employer l'argent de la caisse de l'assurance-emploi pour aider les chômeurs qui en ont besoin?
On voit bien depuis des années que la philosophie selon laquelle, en réduisant le fardeau fiscal, on stimule l'investissement, donc l'emploi, ne fonctionne tout simplement pas. Le capitalisme sauvage n'est pas générateur de richesse, et la main magique du marché est évidemment un mythe. Le capital peut créer de la richesse lorsqu'on réussit à le dompter et qu'on ne se laisse pas tout simplement dériver sur les flots de l'ultralibéralisme économique.
Les syndicats et le mouvement coopératif ont des solutions à offrir dans le domaine économique et doivent être considérés comme des acteurs importants. Il faut cesser, en particulier, de considérer les syndicats comme des empêcheurs de tourner en rond. Ce sont, eux aussi, des capitalistes qui veulent que les entreprises soient prospères, mais ils voient bien qu'à long terme, on ne peut s'enrichir en pillant les ressources et en exploitant les travailleurs. Il faut développer l'économie en réinvestissant les profits et en diversifiant les activités. L'État, qui a un rôle de catalyseur important à jouer, ne peut pas se soustraire à cette responsabilité et doit écouter les syndicats.
Depuis toujours, l'économie du Canada et du Québec repose sur une vision coloniale qui donne lieu avant toute chose à l'exploitation des ressources naturelles. Ce n'est pas moi, mais la grande urbaniste Jane Jacobs qui faisait cette observation judicieuse il y a déjà 25 ans, dans son livre The Question of Separatisme: Quebec and the Struggle
over Sovereignty. Et on constate que c'est toujours le cas: crise dans le bois d'oeuvre au Québec notamment et exploitation frénétique des gisements pétroliers et gaziers dans l'Ouest. La raison en est simple: le Canada étant un pays qui regorge de ressources naturelles, il est beaucoup plus facile de s'y enrichir en exploitant le pétrole, les mines et les forêts, par exemple, qu'en faisant de la transformation et en diversifiant l'économie. Si l'État laisse le capital agir comme bon lui semble, le résultat est un pillage des ressources naturelles et un exode des profits à l'étranger, avec des réinvestissements insuffisants au pays.
Les travailleurs du textile de Huntingdon faisaient exception à cette règle parce qu'ils oeuvraient dans un secteur de transformation. Néanmoins, comme l'économie n'est pas assez diversifiée, surtout dans les régions, ils se sont retrouvés sans débouché lorsque leurs usines ont fermé. Pour aider le Canada et le Québec à se sortir du cercle vicieux de l'autocolonialisme économique, si je puis dire, Mme Jacobs donne l'exemple de la Norvège, un petit pays de 4,5 millions d'habitants qui a sa propre monnaie et qui est le plus riche d'Europe actuellement. La Norvège a pris ses affaires en main lorsqu'elle s'est séparée de la Suède au début du XXe siècle. Aujourd'hui, et la Suède, et la Norvège sont des pays prospères qui se respectent. Je pense que le Canada et le Québec pourraient certainement en tirer des enseignements. Ce n'est pas la taille du pays qui fait sa richesse, mais bien sa volonté de se prendre en main.
Les Norvégiens, qui étaient déjà des constructeurs de bateaux au moment de leur indépendance, mais dont l'économie était nettement sous-développée, se sont mis à fabriquer chez eux des instruments de navigation pour ces bateaux, au lieu de les acheter à l'étranger. Plus tard, lorsque l'industrie de la construction navale a connu un ralentissement, ils se sont dit que leurs instruments de navigation pourraient bien servir aussi à la navigation aérienne. Ils ont diversifié ainsi leur économie. Récemment, ils ont acheté le chantier moribond de la Davie à Lévis pour y construire des plateformes de forage. La Norvège est un pays riche parce qu'il s'est pris en main, plutôt que de s'en remettre au capital étranger pour son développement.
Au Canada, on fait tout le contraire des Norvégiens. On laisse les grandes sociétés pétrolières étrangères exploiter le pétrole de l'Alberta. Quand le pillage sera terminé, elles s'en retourneront chez elles en laissant derrière elles une économie dévastée. Dans le domaine de la forêt, Mme Jacobs donne l'exemple des scies mécaniques. Le Canada, pays de forêts immenses, n'abrite aucun fabricant de scies mécaniques! Nos bucherons achètent leur matériel à l'étranger!
Au Québec, dans le domaine de l'énergie éolienne, on préfère laisser le champ libre aux entreprises étrangères, qui vont fabriquer leurs turbines en Allemagne ou au Danemark, puis les installer en Gaspésie. Les retombées économiques seront minimes. Encore une fois, c'est le pillage des ressources qui prend le dessus, parce que c'est la façon la plus rapide de s'enrichir pour les investisseurs, qui iront voir ailleurs une fois qu'ils se seront rempli les poches. Actuellement, le gouvernement de M. Charest manque nettement de vision et d'initiative à cet égard.
Certains reprochent aux Québécois d'être trop frileux devant les projets, mais tout ce qu'ils trouvent à leur proposer, ce sont des projets générateurs d'emplois temporaires ou d'emplois à bas salaire dont on voit mal la contribution à l'enrichissement de la société: des condos à flanc de montagne et un casino près d'un quartier défavorisé. A-t-on seulement essayé de proposer aux Québécois de grands projets mobilisateurs qui correspondent à leurs aspirations actuelles? Pourquoi ne pas entreprendre le développement du transport ferroviaire au Québec? Pourquoi ne pas nationaliser l'énergie éolienne et s'en servir comme tremplin économique, au même titre que l'hydroélectricité? Pourquoi, au lieu de vendre de l'électricité aux États-Unis, ne pas attirer les entrepreneurs ici en misant sur la disponibilité de l'électricité et la fiabilité de l'approvisionnement pour leurs entreprises? On pourrait enfouir sous terre tout le réseau électrique du Québec. Ce serait un projet gigantesque, mais les Québécois n'ont pas peur des projets, au contraire. Et le résultat serait une fiabilité accrue de l'approvisionnement en électricité, de même qu'une grande amélioration du paysage. Le paysage aussi est une richesse.
De tels projets seraient couteux et ne permettraient pas à des investisseurs voraces de faire rapidement des profits. L'entreprise privée ne les entreprendrait certainement pas seule, sans une vision claire au sein de l'État, mais ces projets feraient probablement consensus au Québec et auraient d'immenses retombées à long terme. Ce serait des projets structurants.
Avec une pensée toute particulière, en ce 18 octobre, pour les sans-chemise de Huntingdon, je vous invite à réfléchir à l'orientation économique du Canada. J'invite M. Charest, quant à lui, à réfléchir à celle du Québec. J'espère que, d'une part, nous saurons mieux partager la richesse et que, d'autre part, nous saurons la créer autrement qu'en pillant nos ressources et en exploitant nos travailleurs.
Bernard Desgagné

Gatineau, Québec


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