Le risque de Jean Charest

Chronique de Patrice Boileau


Assurément, le pouvoir politique constitue une puissante drogue qui enivre celui qui ose y goûter. Jean Charest ne fait pas exception à cette réalité. Depuis avril 2003, le député libéral de la circonscription de Sherbrooke savoure chaque instant son titre de premier ministre du Québec.
Le chef du gouvernement, pour arracher un second mandat de la population et prolonger son plaisir, s'apprête à risquer gros. Jean Charest veut susciter chez les Québécois de la grogne envers Ottawa. Il veut les convaincre de l'appuyer dans sa démarche visant à régler l'épineux dossier du déséquilibre fiscal. Pour ce faire, le premier ministre est à concocter des documents qu'il fera circuler dans la société civile par le biais des médias écrits. Ceux-ci révèleront, chiffres à l'appui, que le Québec est défavorisé depuis plusieurs années au chapitre des transferts du gouvernement fédéral. Plusieurs provinces anglophones jouiraient en effet d'ententes avantageuses avec l'État canadien.
La manœuvre mobilisatrice ne plait pas à plusieurs membres du gouvernement libéral. Ils sont nombreux à redouter les effets que pourrait provoquer la stratégie de leur chef. Des fédéralistes québécois pourraient découvrir qu'ils sont à genoux devant Ottawa, et que cette position gênante explique pourquoi le gouvernement fédéral semble si grand à leurs yeux. Et si certains d'entre eux devaient éprouver du plaisir à être debout, face à l'État canadien? Comment réagiront-ils si la négociation devait se solder par une impasse? Basculeront-ils alors dans le camp souverainiste?
Jean Charest pourrait facilement perdre le contrôle de la situation, s'il ne parvient pas à s'entendre avec Ottawa. Il lui sera très difficile de persuader les Québécois de reprendre leur position initiale et d'encaisser le coup sans mot dire. Un fort sentiment de colère pourrait enclencher un processus souverainiste où l'on verrait la population exiger la tenue d'une élection décisionnelle au printemps 2007. Avec les événements des derniers jours qui montrent l'intolérance d'intellectuels du Canada anglais envers la nation québécoise, un refus du gouvernement fédéral de remettre à l'Assemblée nationale ce qu'il lui revient pourrait engager cette marche irréversible.
Ce qui angoisse particulièrement des élus libéraux à Québec sont les signaux négatifs qu'ils captent de la capitale fédérale. Jeudi dernier, The Financial Post révélait que le gouvernement fédéral offrirait à Québec 1.1 milliard de dollars pour corriger le déséquilibre fiscal. L'Ontario empocherait de son côté environ 900 millions. Terre-Neuve, quant à elle, n'obtiendrait pas un sou de plus. De telles informations n'annoncent rien de bon pour les membres du caucus libéral, eux qui ont entendu récemment leur ministre des Finances, Michel Audet, dire « être parlable », à partir de deux milliards de dollars... Si le gouvernement conservateur offre aux provinces les montants publiés par le quotidien torontois, il est certain que le fiasco qui en résultera soulèvera au Québec une indignation générale à l'image de celle qui fut observée lors de l'échec des accords du Lac Meech en 1990. Les Québécois, réquisitionnés par le gouvernement Charest suite à sa médiatisation tous azimuts, exigeront en effet qu'on leur offre une alternative.
Simultanément, l'édition du [Devoir du 21 septembre->2154] dernier titrait que le Bloc québécois somme le gouvernement Harper de remettre à Québec 3.9 milliards de dollars pour effacer le déséquilibre fiscal. Si cette cagnotte n'est pas inscrite dans le prochain budget fédéral prévu pour le printemps prochain, les députés souverainistes n'hésiteront pas à défaire les conservateurs. Cet ultimatum, jumelé à l'offensive que prépare Jean Charest, décuplera l'effet de mobilisation que le gouvernement québécois veut répandre dans sa population. Avouons que ce scénario a de quoi inquiéter les fédéralistes québécois!
C'est pourquoi il serait surprenant que le gouvernement libéral à Québec accepte de s'allier avec les bloquistes pour faire plier Ottawa. Le premier ministre libéral qualifiera sans doute les 3.9 milliards réclamés par le Bloc de subterfuge visant à mener les négociations dans un cul-de-sac pour favoriser l'option souverainiste dans l'opinion publique québécoise. Reste que cette somme calculée par les bloquistes s'inspire des chiffres qui apparaissent dans le rapport de la Commission Séguin sur le déséquilibre fiscal. Les deux milliards revendiqués par les libéraux de Jean Charest correspondent donc à un aveu de démission face à Ottawa.
En suggérant environ la moitié de cette somme à Québec, l'État canadien place le chef libéral dans une situation intenable. Cette nouvelle diffusée la semaine dernière dans le Financial Post forcera Jean Charest à réfléchir davantage avant d'ordonner l'achat de pleines pages de publicité dans les médias québécois. Chose certaine, si les révélations du journal anglophone s'avèrent exactes, le PLQ sera bien mal avisé d'appuyer les conservateurs, s'ils devaient se retrouver en élection après avoir été défaits aux Communes suite au vote budgétaire : Stephen Harper n'aura pas respecté sa promesse solennelle tenue à Québec le 19 décembre 2005. Remarquez qu'avec la perte de popularité que connaît présentement le PC au Québec, il sera rentable politiquement pour Jean Charest de faire le dos rond face au leader conservateur qui aura manqué à sa parole. Le chef de l'État québécois ne pourra pas cependant se jeter dans les bras de Bob Rae puisque ce dernier ne croit pas à l'existence d'un déséquilibre fiscal...
L'administration libérale pourra alors difficilement convaincre l'électorat québécois de lui accorder un second mandat sous prétexte que son option fédéraliste lui assurera un règlement avantageux pour le Québec! Le slogan électoral présentement étudié par les stratèges du PLQ, slogan qui a brièvement circulé dans les médias la semaine dernière, devra lui-même être modifié. L'idée de convier les gens aux urnes sous le thème de « la prospérité ou la souveraineté (sic) » ne collera plus à la réalité. La prospérité est centralisée à Ottawa qui vient d'encaisser un (autre) excédent budgétaire de 6.3 milliards de dollars en quatre mois, soit d'avril à juillet 2006. La vérité est que seule la souveraineté mettra un terme à un détournement de fonds qui perdure depuis 1994.
Étourdi par l'effet euphorique qu'apporte l'exercice du pouvoir, Jean Charest pourrait ne rien voir de tous ces écueils qui guettent son projet. Le voir foncer tête baissée dans son entreprise mobilisatrice ne serait pas une surprise : le premier ministre a déjà agi de la sorte dans le triste dossier du financement des écoles privées juives. Reste que les Québécois ne sont pas entre bonnes mains lorsque leur chef d'État en n'a que pour lui-même. Dans une situation pareille, Jean Charest pourrait finalement faire volte-face, abandonner son idée et les Québécois, pour se contenter d'une entente à rabais avec le gouvernement fédéral, au nom de la « paix sociale » et de la sauvegarde du fédéralisme canadien. S'effondra-t-il ainsi dans l'espoir de conserver son poste en évoquant, durant la campagne électorale, que l'avènement d'un gouvernement souverainiste brisera sa quête tranquille à Ottawa? Écoutera-t-il ses députés apeurés par la nature de son plan? Pas de doute que des discutions musclées doivent avoir lieu présentement dans le bureau du premier ministre.
Patrice Boileau




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