La Révolution tranquille est-elle un bloc?

Révolution tranquille - 50 ans!



Le 22 juin 1960, les libéraux de Jean Lesage prenaient le pouvoir. Cette Révolution tranquille qui débutait allait entraîner des réformes considérables et marquer notre imaginaire. Cinquante ans plus tard, quelle posture les plus jeunes générations doivent-elles adopter face à ce moment fort de notre histoire?
Faut-il en célébrer béatement les réalisations, ne serait-ce que pour ne pas avoir l'air de «cracher dans la soupe»? Faut-il, au contraire, «oublier» cette Révolution tranquille qui serait la source de tous nos malheurs? La Révolution tranquille est-elle un bloc, à prendre ou à laisser?
Nous ne sommes pas les premiers à vivre ce genre de dilemmes. En France, par exemple, et ce, jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Révolution de 1789 a été l'objet d'un vigoureux débat. Pour faire taire ceux qui osaient rappeler que la Révolution française avait aussi été sanglante, le grand Georges Clemenceau déclara, péremptoire: «Messieurs, que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution française est un bloc» (29 janvier 1891).
Nos propres Clemenceau
Aux yeux de Clémenceau, il fallait tout accepter de la Révolution française: la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et la mise à mort de Louis XVI et de sa famille; l'abolition des privilèges féodaux et la dictature de Robespierre; la victoire militaire de la nation à Valmy et le massacre des Vendéens. Les mauvais Français qui osaient critiquer la Révolution allaient contre le sens de l'Histoire, leurs arguments étaient moralement irrecevables.
Cette rhétorique révolutionnaire se figea peu à peu, et la France se mit à tourner en rond jusqu'à la débâcle de 1940 et l'avènement d'un gaullisme qui rassembla le peuple derrière de grandes réformes. Les intellectuels français, de gauche comme de droite, en vinrent graduellement à admettre que la Révolution française portait en elle un héritage contradictoire, à la fois riche et dangereux, libéral et totalitaire, démocratique et génocidaire.
Le Québec d'aujourd'hui compte plusieurs Clemenceau. Pour ceux-là, la Révolution tranquille forme un bloc à prendre ou à laisser. Critiquer certains héritages de la Révolution tranquille, ce serait aller à l'encontre de l'Histoire, militer pour le retour à la «Grande Noirceur».
Cette rhétorique révolutionnaire continue d'être assénée à celles et à ceux, de plus en plus nombreux, qui critiquent le «modèle québécois». Ces ritournelles convenues et manichéennes asphyxient tout débat critique sur la Révolution tranquille et découragent l'engagement politique des jeunes générations, sommées de tout garder ou de tout liquider.
La difficulté que nous avons à débattre sereinement du rôle et du fonctionnement de l'État dans le Québec d'aujourd'hui me semble une illustration parmi d'autres de ce cul-de-sac.
Notre rapport à l'État
Il est vrai qu'en 1960, nous avons découvert que l'État pouvait être autre chose qu'une bête immonde. Les traditionalistes, habités par la peur du jacobinisme républicain, craignaient que l'État ne devienne l'instrument des athées et des libres penseurs; quant aux libéraux canadiens-français, plus nombreux qu'on l'a dit, ils ne juraient que par les lois du libre marché et misaient sur le grand capital américain pour développer la «Belle Province».
Cette peur de l'État a desservi notre peuple. Comme le montrait l'économiste Pierre Fortin dans sa grande conférence sur la Révolution tranquille, il n'est pas exagéré de comparer les Canadiens français de 1961 à des «nègres blancs». En 1961, les Canadiens français âgés de 25 à 29 ans avaient effectué en moyenne une année de scolarité de moins que les Noirs américains du même groupe d'âge; le salaire moyen des Canadiens français équivalait à 52 % du salaire moyen du groupe dominant, 2 % de moins que les noirs américains.
La grandeur de la Révolution tranquille, c'est d'avoir mis fin à cette infériorité économique. Grâce à la Caisse de dépôt et placement du Québec, à la Société générale de financement et au rôle-clef d'Hydro-Québec dans l'exploitation de nos ressources naturelles, on peut dire que le pari a été gagné. Cet «État français» pouvait aussi être un instrument d'affranchissement collectif.
Je pose cependant la question: ce succès absolument incontestable n'a-t-il pas créé chez nous un rapport fétichiste à l'État? Il m'arrive de penser que, pour certains Québécois, toutes les solutions à nos problèmes collectifs passent par une intervention accrue de l'État. Plusieurs s'en remettent à l'État comme autrefois on s'en remettait à l'Église. Hors de l'État, point de Québec!
Résultats catastrophiques
Et pourtant, il suffit de se rendre dans une salle d'urgence ou de chercher un médecin de famille pour s'apercevoir que l'étatisme «mur à mur» donne parfois des résultats catastrophiques. Notre système d'éducation déçoit également beaucoup. Les francophones de Montréal décrochent bien davantage que les anglophones. Le cafouillage dans le développement de places en garderie est une autre illustration de notre manque de flexibilité. Cet étatisme grève une partie trop importante de notre produit intérieur brut et coûtera cher aux générations futures.
Notre État s'appuie trop souvent sur des «corps intermédiaires» tels que les syndicats ou les corporations professionnelles pour dégager des consensus qui, s'ils avantagent une partie non négligeable de la population (dont je suis), provoquent de trop grandes rigidités, voire des injustices.
Lorsque surviennent les grandes négociations collectives, les décideurs politiques, qui craignent les grèves et le désordre, souhaitent davantage satisfaire aux demandes syndicales qu'améliorer la qualité des services. Cette situation crée du cynisme et du désengagement, surtout chez les classes moyennes toujours plus exposées aux fluctuations de l'économie de marché.
Ces rigidités corporatistes provoquent aussi des blocages. Alors que nous manquons de main-d'oeuvre dans le domaine de la santé, nous refusons l'accès de nombreuses professions à de nouveaux arrivants qui ne demandent qu'à offrir le meilleur d'eux-mêmes à leur société d'accueil. Au nom d'un certain «modèle québécois», nous admettons que des radiologistes facturent plus d'un million par année, mais nous demandons aux immigrés formés en médecine dans leur pays de recommencer leurs études.
Même chose dans nos écoles où nous n'admettons que les diplômés en pédagogie «socioconstructiviste» alors que des maîtres en histoire, en littérature ou en chimie se voient refuser l'accès à la profession enseignante.
Si nous voulons continuer à faire des affaires en français, si nous souhaitons que de grandes entreprises québécoises continuent d'être concurrentielles sur la scène du monde, il nous faudra toujours compter sur un État fort. Un État capable d'incarner les plus hautes aspirations du peuple québécois dans tous les secteurs névralgiques de la vie collective (ex. richesses naturelles, culture et identité, justice).
Cela étant, critiquer le rôle de l'État, dénoncer le délabrement du système de santé et les réingénieries pédagogistes, se montrer inquiet devant la dette publique que nous laisserons aux générations futures, déplorer les rigidités corporatistes, ce n'est pas faire le jeu de la réaction ou rêver au retour du duplessisme. C'est simplement rester fidèle à la cause d'un Québec plus dynamique, plus prospère et plus libre.
N'était-ce pas la grande aspiration des révolutionnaires tranquilles?
***
Éric Bédard - Historien, professeur TELUQ/UQAM et rédacteur en chef de la revue Argument


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