Dressés à l’obéissance aveugle

La notion d'obéissance inclut la désobéissance

Un pouvoir injuste justifie sa remise en question

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Chronique de Me Christian Néron

Au Québec, nous avons été dressés à croire en l’autorité absolue de la loi.


L’idée qu’une loi adoptée par l’autorité établie puisse être injuste a toujours été perçue comme choquante, pour ne pas dire subversive. Nos lois ont donc toujours été justes !


En ce sens, les Canadiens ont été, à partir de la Proclamation royale de 1763, systématiquement éduqués à l’école de l’obéissance aveugle à l’autorité et à ses lois.


À cette époque, le Conquérant et l’Église canadienne n’avaient pas tardé à se découvrir des atomes crochus en matière d’obéissance. Pour calmer les esprits et affirmer son emprise sur une population laissée dans l’incertitude de l’avenir, l’Église avait fait sienne la formule bien connue de l’apôtre saint Paul : « Tout pouvoir vient de Dieu. » Le Conquérant, lui, en était ravi. En un tournemain, il se voyait gratifié d’une promotion inespérée : de voyou qui poursuivait sa carrière internationale au mépris du droit, il devenait ministre de Dieu sur terre pour le gouvernement des mortels et le châtiment des méchants.


Reconnaissant, le Conquérant n’avait pas tardé à confirmer l’autorité de l’Église sur les âmes. De son côté, il lui restait assez d’humilité pour se satisfaire du gouvernement des mortels. À titre de ministre de Dieu, il n’avait pas hésité à imposer aux Canadiens ses propres lois. Cette autorité presque divine des lois de l’Angleterre allait s’enraciner dans notre pays et se perpétuer jusqu’à nos jours. Ainsi, lorsque le Canada anglais nous a imposé une constitution de son cru en 1982, les Canadiens français se sont inclinés devant ce coup de force avec toute la modestie de petites bêtes effarouchées et dressées à l’obéissance, « car tel avait été le bon plaisir des maîtres du Canada ! » Depuis lors, que de molles et rares protestations. Malgré l’injure grave qui leur était faite, les Canadiens français de la province de Québec ont maintenu sans la moindre indignation leur docilité de petites bêtes bien dressées. Pourtant, y a-t-il un peuple en ce monde qui puisse assumer sa destinée sans d’abord devenir maître et responsable de ses lois ? Aurait-il pu en être autrement ? Voyons de quoi il retourne.


Le Collège des Jésuites


En 1635, les Jésuites ont fondé à Québec une école de latin. Une vingtaine d’années plus tard, cette école s’était transformée en un collège classique. Dans les classes de philosophie, on y enseignait la logique, la physique, la métaphysique, la morale et la politique. Conformément à la tradition scolastique française, Aristote était le principal auteur au programme.


Au XIX s., des communautés religieuses – toujours françaises – vont fonder une quarantaine de collèges au Québec. Les programmes d’études resteront sensiblement les mêmes partout. À l’enseignement d’Aristote s’ajouteront des philosophes et des écrivains politiques comme Joseph de Maistre, Louis de Bonald, Félicité de Lamennais. Puis, à partir de la fondation de l’Université Laval en 1852 et d’un intérêt renouvelé pour la doctrine scolastique, c’est de saint Thomas d’Aquin que se réclameront enseignants et auteurs de manuels scolaires. De ce génie universel – surnommé le Docteur angélique – on enseignera tout, ou presque ! Ici l’adjectif « presque » a une importance particulière puisque c’est dans l’omission d’un aspect essentiel de sa doctrine que réside l’intérêt du présent propos. Examinons.


Dans sa Somme théologique, saint Thomas avait abordé avec une franchise remarquable un grand nombre de sujets portant sur la théologie, la philosophie, la morale et le droit. Parmi les sujets touchant tout particulièrement au bon fonctionnement de la société, il y avait la justice, l’autorité, le pouvoir et la loi. Tous ces sujets seront régulièrement enseignés dans nos collèges. Toujours avec saint Thomas comme référence principale.


Ces sujets ont tous l’obéissance pour corollaire commun. Sans obéissance, il n’y a plus rien qui tienne dans une société. Il n’y a plus d’autorité, plus de pouvoir, plus de lois, plus de justice. Bref, il n’y a plus de société. On a vu plus haut que, dès la Conquête, l’Église avait repris la formule de saint Paul à l’effet que « tout pouvoir vient de Dieu ». Saint Thomas connaissait la formule mieux que personne.  Il avait toutefois poussé sa réflexion sur le sens de cette affirmation avec une profondeur inégalée.


Après avoir étudié les meilleurs auteurs depuis Platon, il reconnaît que le pouvoir, en tant que principe d’efficacité, constitue un rouage essentiel de la vie en société. Pour ce motif, il conclut que « le pouvoir est bon en soi », et que « tout ce qui vient de Dieu est bon ». Mais que penser, dit-il, de tous ces cas – innombrables – où des détenteurs de la puissance publique se permettent de multiplier les pires excès et les pires cruautés contre leurs justiciables ? Là-dessus, saint Thomas n’hésite pas à rappeler « qu’aucune injustice ne peut venir de Dieu », lequel incarne l’idée même de la bonté. Dans l’exercice du pouvoir, il est donc essentiel de départager ce qui vient de Dieu de ce qui vient tout simplement de la bêtise des puissants.


Saint Thomas continue donc son raisonnement à partir de la conduite des détenteurs du pouvoir. Compte tenu que tous les hommes sont égaux, il se demande comment il se fait que certains soient autorisés à commander, et d’autres tenus d’obéir. La réponse est pourtant simple : pour des motifs essentiellement pratiques. Il est nécessaire que le pouvoir soit confié à ceux qui sont les plus qualifiés pour l’exercer. Si les efforts de tous n’étaient pas ainsi coordonnés, la société ne serait qu’un chaos.


En conséquence, il faut que tout prétendant à l’exercice du pouvoir soit « qualifié », et ce, tant sur le plan intellectuel que moral. Advenant que le pouvoir soit confié à un incompétent – que ce soit sur un plan ou l’autre, ou les deux à la fois – saint Thomas conclut que le pouvoir se trouve vicié en partant. En conséquence, il est essentiellement injuste. Si, comme l’affirme saint Paul, « tout pouvoir vient de Dieu », force est de conclure que « rien de ce qui est vicieux » ne peut venir de Lui. Le vice corrompt tout. Il n’y a pas de moyen terme. Saint Thomas pose la barre haute. Et il ne s’arrête pas là.


En plus de ses qualités intellectuelles et morales, tout prétendant au pouvoir doit obtenir son investiture par des moyens légaux. En cas d’infraction aux règles légales ou constitutionnelles, l’appropriation du pouvoir se trouve là encore vicié en partant. Saint Thomas maintient la barre haute.


Ainsi, tout prétendant à un pouvoir juste doit être qualifié à la fois intellectuellement, moralement et légalement. Mais les exigences ne s’arrêtent pas là. Une fois nommé, il doit exercer ses pouvoirs essentiellement à l’avantage du bien commun. Il n’est pas là pour servir ses intérêts, ceux de ses amis, ou ceux d’une clique de profiteurs. S’il manque à ce devoir, le pouvoir se trouve là encore vicié. Compte tenu de ces multiples causes de corruption, saint Thomas en vient à donner beaucoup plus de cohérence à la formule de saint Paul. Il finit par dire : « Tout ce qui est bon dans le pouvoir vient de Dieu ! » Donc, personne ne peut se prévaloir du nom de Dieu pour justifier des abus et des injustices.


Le devoir d’obéissance


La démonstration de saint Thomas n’en reste pas là. Il s’intéresse aussi au corollaire du pouvoir, l’obéissance, et au contraire de cette dernière, la désobéissance. Selon lui, qui dit pouvoir juste dit obéissance juste. Qui dit pouvoir injuste dit désobéissance juste. Au Québec, on nous a toujours caché ça !


Sur ce point, saint Thomas fait une distinction entre obéissance aveugle et obéissance parfaite, c’est-à-dire obéissance authentique. Au Québec, cette distinction nous interpelle au plus haut point. Et en quoi ? Sur le fait que nous soyons le plus bel exemple qui soit d’un peuple systématiquement dressé à l’obéissance aveugle. Dans nos collèges classiques – tenus par des Jésuites ou influencés par leurs idées –, les autorités ont toujours traité la formule de saint Paul comme une vérité absolue : « Tout pouvoir vient de Dieu ! » Le Conquérant en était conscient et, surtout, ravi.


Plus encore, le Père fondateur de la Compagnie de Jésus, saint Ignace de Loyola, avait renchéri sur saint Paul en rajoutant : « L’obéissance parfaite est aveugle. » Alors que l’obéissance parfaite est tout le contraire ! C’est avec des formules du genre que, génération après génération, les Canadiens ont été mis au pas, cassés, dressés, domestiqués ! Saint Ignace n’en était pas à une extravagance près. Il va même jusqu’à rajouter : « Si le supérieur peut se tromper, l’inférieur, lui, ne peut jamais se tromper en obéissant » !  Un petit ajout qui ne laisse aucune issue de secours.


Toute la société canadienne-française a été ainsi éduquée à se mépriser et à se nier elle-même. Alors que leurs ancêtres avaient été les lions – redoutés et redoutables – de l’Amérique du Nord tout entière, leur dressage à l’obéissance aveugle a fini par faire d’eux de pitoyables oiseaux de basse-cour. Résultat affligeant. Tout leur fait peur ! Plus rien ne les révolte. Pas même les pires injures et injustices ! Depuis 1763, on leur a imposé d’injustes constitutions – l’une n’attendait pas l’autre –, mais trembloteux sous leurs plumages duveteux, ces petits poussins affolés n’ont plus rien fait d’autre que cacasser. Il y a quelque chose de malsain à ne jamais se révolter contre des injures et des injustices. Ne jamais savoir où et quand son obéissance doit s’arrêter ! Tous les êtres humains à peu près normaux le font spontanément, ils crient à l’injure, à l’injustice. Mais pas nos petits poussins à nous !


De plus, ne jamais riposter à une agression, c’est inviter l’agresseur à récidiver. Que nous est-il arrivé en 1982 ? On nous a imposé une constitution qui violait les promesses formelles de 1867 et changeait les règles du jeu. On a même ri de nous ! Pourtant, notre Assemblée nationale s’est limitée à adopter une simple motion de protestation. Légalement, elle aurait pu faire infiniment plus pour la protection de nos droits. Elle n’a osé qu’un simple et timide geste de désapprobation. Un pétard mouillé. En ce sens, elle a invité notre agresseur à récidiver. Soyons-en certains, d’autres coups viendront !


Seule l’obéissance parfaite est authentique


Obéir, c’est agir sous la volonté d’autrui. Dans toute société organisée, il est essentiel que les choses soient ainsi lorsque la volonté qui commande est celle de l’autorité légale. Obéir pour mieux servir le bien commun constitue un acte responsable de justice sociale. Mais il y a des cas où l’obéissance se fait au mépris de la justice. Il faut donc rester vigilants et juger par nous-mêmes de la convenance de ce qui nous est demandé. C’est là que réside la liberté de conscience. Tous les voyous ne traînent pas dans des fonds de ruelles. Sous des dehors rassurants, parfois même impressionnants, certains ne cherchent qu’à nous manipuler pour mieux servir leurs intérêts, ceux de leurs amis ou d’une coterie.


Depuis Platon, nombre d’auteurs ont abordé la question. Saint Thomas d’Aquin l’a sans doute fait mieux que personne. Il a su identifier les principes qui distinguent l’obéissance aveugle de l’obéissance parfaite. Selon lui, seule l’obéissance parfaite est authentique. Il la qualifie d’authentique pour la bonne raison qu’elle seule sait se donner la peine de prendre en compte les critères qui s’appliquent à l’obéissance. Il s’agit d’une obéissance qui sait distinguer le légitime de l’illégitime, le légal de l’illégal, le juste de l’injuste, le bien de quelques-uns du bien de tous. Bref, l’obéissance parfaite est authentique parce qu’elle sait discerner, c’est-à-dire qu’elle sait reconnaître où et quand le devoir de s’incliner s’arrête. Elle est tout le contraire de l’obéissance aveugle. On dit de la conscience qu’elle est la raison en tant qu’elle juge de la convenance ou de l’inconvenance d’un geste à poser. Agir en conscience, c’est agir selon le jugement que porte notre raison. Ainsi, désobéir suivant un jugement de notre raison constitue une affirmation légitime de notre liberté de conscience.


Même sous l’autorité expresse de l’État, personne n’est tenu de s’incliner pour jouer à l’idiot, c’est-à-dire de continuer à obéir alors que les causes d’obéissances n’existent plus. Le degré le plus pitoyable d’obéissance aveugle est la soumission, c’est-à-dire là où des menaces de contrainte s’ajoutent à une abdication de notre dignité. Au Québec, notre soumission inconditionnelle et nos revers constitutionnels fourmillent d’exemples d’une conduite déshonorante qui a porté préjudice à l’estime qu’un peuple normal est censé avoir de lui-même.


L’obéissance à la loi


Ce qui vient d’être dit au sujet de l’obéissance aux ordres de l’autorité s’applique en grande partie à l’autorité de la loi. La plupart de nos lois sont valides et lient en conscience. Mais ce n’est pas toujours le cas. Certaines lois n’en portent que le nom. En ce cas, les justiciables ne sont pas tenus d’y obéir parce qu’elles ne les lient pas en conscience. Leur raison a alors jugé que ces lois ne servaient pas la justice et le bien commun.


Une loi est véritablement une loi lorsqu’elle rencontre les critères suivants : a) elle est adoptée par l’autorité compétente selon la procédure prescrite ; b) elle vise essentiellement la poursuite du bien commun et c) elle est bien formulée et répartit équitablement les droits et devoirs entre les justiciables. Ces critères de légalité sont loin d’être récents. Il y a plus de 2400 ans Platon écrivait déjà : « Les lois qui ne sont pas ordonnées au bien commun ne sont pas des lois. »


Son disciple, Aristote, ajoute pour sa part que le législateur qui a outrepassé le juste naturel n’est même plus un législateur. Par exemple, légiférer en faveur d’un particulier, d’une classe ou d’un groupe d’intérêts enlève à la loi les fondements même de sa validité : « Ce texte n’est pas une loi parce qu’il ne remplit pas la fonction qui est celle de la loi. Cette loi doit alors être enfreinte. »


Cicéron, bien plus tard, avait lui aussi son mot à dire sur les lois qui lient en conscience : « Que celui qui dénonce une loi injuste soit regardé comme un bon citoyen ! »


Saint Augustin, au V s., se trouve d’accord avec cette tradition : « Une loi qui n’est pas juste n’est même pas une loi » (Libre arbitre, I, V, 11).


Puis vient saint Thomas d’Aquin. Comme à son habitude, il va droit au fond des choses. Il dit tout d’abord que la première qualité d’une loi est d’être édictée au profit du bien commun, c’est-à-dire qu’elle doit servir la finalité naturelle du peuple pour lequel elle est adoptée.


De plus, elle doit être adaptée aux circonstances de lieu et de temps puisqu’elle doit être l’expression d’un juste naturel changeant. Enfin, son autorité n’est jamais que conditionnelle ! En ce sens, il ajoute : « La loi n’est telle, ne mérite ce nom, que si elle remplit son office d’expression et de réalisation du juste. Lorsqu’elle cesse de remplir cette fonction, il faut bien que les juges la tournent. » Saint Thomas n’invente rien. Il ne fait que reproduire les enseignements du droit naturel classique. Après lui, s’ajouteront en ce sens l’École de Salamanque et nombre d’auteurs traitant du droit international coutumier.


Toutefois, avec le mouvement d’affirmation de la souveraineté des rois et les progrès d’un droit positif fondé sur la toute-puissance de la volonté, les juristes se feront de plus en plus discrets à ce sujet. Ils n’iront pas jusqu’à nier que l’autorité des lois était limitée et conditionnelle, mais éviteront de le rappeler. Puisqu’il existe deux formes d’obéissance, soit l’une aveugle et l’autre parfaite, voyons ce que dit la tradition au sujet de l’obéissance parfaite et de son corollaire, le droit de désobéir.


Le droit de désobéir


eLe fait que toute souveraineté soit un pouvoir limité et conditionnel implique qu’il puisse y avoir des ordres et des lois qui soient injustes. Qui dit ordres et lois injustes, dit ordres et lois qui ne peuvent lier en conscience. En ce sens, la tradition du droit naturel parle non seulement du droit de désobéir, mais parfois même du devoir de le faire. Mais l’exercice de ces droits et devoirs est lui-même limité. Personne ne peut s’engager dans des actes de désobéissance dont les conséquences seraient plus graves que les injustices qu’il cherche à combattre. Il faut toujours donner la primauté à la protection du bien commun.


Compte tenu que le pouvoir établi est l’auteur de ces injustices, toute contestation peut être qualifiée de résistance. Résister, c’est refuser de céder sous la pression d’une force quelconque. Dans le cas d’une résistance qui vient de la population, la doctrine lui reconnaît quatre degrés ou niveaux possibles : a) la résistance passive ; b) la résistance active légale ; c) la résistance active extra-légale ; et d) la sédition ou soulèvement à main armée.


a) La résistance passive


Cette résistance consiste en un simple refus d’obtempérer à un ordre ou aux prescriptions d’une loi « qui n’a de loi que le nom ». Il est important que le mouvement soit généralisé et coordonné. La résistance de quelques-uns serait vite étouffée par le pouvoir qui, lui, ne se trompe jamais quand il ordonne quelque chose. Par définition, le pouvoir est un principe d’autorité qui ne s’excuse jamais d’avoir frappé trop fort. On n’y touche jamais sans s’exposer à des conséquences graves. Obéir à un ordre injuste ne demande qu’un peu d’humilité, alors que désobéir exige plus : une bonne dose de courage ! Le courage est une force morale qui n’est pas donnée à tout le monde.


En 1982, le gouvernement du Québec aurait pu orchestrer une désobéissance collective à la constitution qui nous avait été imposée en dépit et au mépris des promesses explicites de 1867. Notre gouvernement aurait pu la contester vigoureusement sans mettre en péril le bien commun. La pire attitude, dans n’importe quel conflit, est de renoncer à prendre les moyens qu’il faut pour se faire respecter. Encaisser les coups en baissant piteusement la tête ne peut qu’encourager l’agresseur à continuer ou à récidiver. Dans les cours d’écoles, les enfants qui se laissent tapocher sans résister ne tardent jamais à payer le gros prix. La psychologie des rapports sociaux est la même partout et tout le temps. Mieux vaut quelques coups tout de suite qu’une meute à ses trousses demain. En 1982, le gouvernement du Québec a opté pour la stratégie de la poule mouillée. Nous n’en finissons plus d’en subir les conséquences. Il n’y a rien de plus important pour un peuple que de choisir lui-même les lois par lesquelles il est gouverné. Être maître et responsable de ses lois, c’est être maître et responsable de sa destinée. Laisser quelqu’un d’autre nous imposer ses lois et sa vision du monde, c’est accepter de vivre à ses conditions. La lâcheté n’est pas le meilleur chemin qui puisse conduire au contentement de soi. 


b) La résistance active légale


Cette résistance consiste à lutter par des moyens légaux comme, par exemple, une élection, un référendum, une campagne de presse, des contestations judiciaires. En 1981 et 1982, le gouvernement du Québec s’était incliné devant les décisions de la Cour suprême, alors que ce tribunal n’était pas constitutionnel, qu’il n’était pas crédible et, surtout, qu’il faisait lui-même partie du problème depuis sa création en 1875. Le gouvernement du Québec aurait dû continuer le combat, soit en exigeant un arbitrage international, soit en retournant devant le Comité judiciaire du Conseil privé de Londres, lequel était une sorte de tribunal international à l’intérieur de l’Empire britannique. Ce recours avait pourtant été expressément garanti aux députés canadiens-français lors des Débats parlementaires sur la Confédération en février 1865. En 1949, c’est le Parlement fédéral qui, de sa seule autorité, avait supprimé cette garantie ultime, donnant ainsi le dernier mot à sa créature, la Cour suprême du Canada. 


La résistance active extra-légale


Il s’agit de l’usage de moyens plus musclés pour rétablir la justice en s’opposant à l’exécution d’ordres ou de lois « qui n’ont de lois que le nom ». Il peut s’agir de grèves dans les services publics, d’une grève généralisée, du refus de payer des taxes ou des impôts, de l’usage de moyens pour paralyser certains services ou porter ombrage aux intérêts de certains pouvoirs occultes. Ces procédés, extra-légaux, peuvent s’avérer nécessaires. Un pouvoir qui commet de graves injustices ouvre lui-même la porte à la violence. En cas de légitime défense, il peut être nécessaire de répondre à la violence par la violence. Il doit s’agir d’une réponse juste et défensive. Mais personne ne peut faire plus de mal que le mal qu’il cherche à combattre.


En 1837, les patriotes ont voulu répondre à la violence par la violence. Mais sans fusils ni munitions. Avec un canon en bois et des armes improvisées. Sans stratégie et un chef qui a pris la poudre d’escampette au premier coup de fusil. Cette révolte téméraire, violemment réprimée, a valu aux Canadiens la constitution punitive de 1840, complétée en 1867 par la Confédération. Les Canadiens français, provincialisés, ont perdu à jamais le contrôle du Canada. Aujourd’hui, ils sont même menacés de perdre le contrôle de leur province. Montréal est sur le point de s’enfoncer. On ne peut répondre à une injustice avec des moyens de fortune qui ne peuvent qu’inciter l’agresseur à plus de répression. Il faut se préparer et attendre son heure. Les résultats du dernier sondage de la firme Angus Reid – avec un taux d’amitié déclarée atteignant les 1% en Alberta – n’ont rien de surprenant. Le slogan le plus populaire à l’époque de la Confédération n’était-il pas : « Les Canadiens français doivent disparaître de la surface de la terre. » Nous n’avons pas, nous n’avons jamais eu et nous n’aurons jamais d’amis dans ce pays. C’est à nous de prendre en main la responsabilité de notre destinée.


La sédition ou soulèvement à main armée


La doctrine classique a toujours reconnu qu’un peuple peut se défendre contre un pouvoir injuste. Mais là encore il faut du jugement et de la préparation. On ne peut risquer de compromettre ou d’anéantir une bonne cause en s’engageant dans un conflit majeur de façon prématurée et sans moyens suffisants. Peu importe la gravité de la situation, il ne faut jamais brûler les étapes. C’est toujours la partie la plus faible qui risque le plus.


S’accommoder du crime contre la justice


Les Canadiens français, malgré la répétition et la gravité des injures subies en matières constitutionnelles, ont toujours joui des principaux droits et libertés sur le plan individuel. Mais à titre de peuple vaincu et de citoyens de deuxième classe, ils ont toujours été en butte à l’injustice et l’hypocrisie, sans toutefois glisser dans la violence ouverte. Le Conquérant et ses héritiers ne sont jamais allés qu’à leur tenir la tête sous l’eau.


Dès le début du XVI siècle, le droit international coutumier avait proclamé que la liberté des peuples était fondée sur la liberté naturelle de l’homme. C’est donc du côté de la géopolitique et des arbitrages internationaux qu’il nous faut tourner nos regards. Il nous faut récuser la Cour suprême et ses jugements, compte tenu qu’elle fait partie du problème. En 1875, elle a été créée expressément pour consolider la concentration du pouvoir de l’État fédéral et favoriser les intérêts politiques des « descendants des vainqueurs ». En paraphrasant à peine les mots de saint Thomas d’Aquin, tolérer l’injustice n’est rien d’autre que s’accommoder du crime.


Bref, aucune autorité au monde ne peut obliger un peuple à se soumettre à une loi injuste.



Christian Néron

Membre du Barreau du Québec, Constitutionnaliste, Historien du droit et des institutions



Références :    



  • Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, Q. 90 à 100, Paris, édition du Cerf, 1984. 

  • Martin Blais, L’échelle des valeurs humaines, Montréal, Fides, 1980, 216 p. 

  • Martin Blais, Une morale de la responsabilité, Montréal, Fides, 1984. 

  • Martin Blais, L’Autre Thomas d’Aquin : essai, Montréal, Boréal, 1993, 315 p. 

  • Martin Blais, L’œil de Caën : essai sur la justice, Saint-Laurent, Montréal, Fides, 1994, 285 p. 

  • A. Bride, « Tyran et Tyrannie » in Alfred Vacant, dir., Dictionnaire de théologie catholique : contenant l’exposé de ses doctrines, leurs preuves et leur histoire, Paris, Libraire Letouzey et Ané, vol. XV, 1946, p. 1970-1988.

  •  Jean-Guy Dubuc, Nos valeurs en ébullition, Montréal, Leméac, Collection « À hauteur d’homme », 1980. 

  • Michel T. Giroux, Le droit de résistance en philosophie politique, thèse de doctorat, Québec, Université Laval, 246 p.

  • Henri Grenier, Cours de philosophie, Québec, éd. par l’auteur, tome II, 1940, 410 p. 

  • A. Molien, « Les lois », in Alfred Vacant, dir., Dictionnaire de théologie catholique : contenant l’exposé de ses doctrines, leurs preuves et leur histoire, Paris, Librairie Letouzey et Ané, vol. IX, 1926, p. 899-910. 

  • Joseph Jean Lanza Del Vasto, Pour éviter la fin du monde : les entretiens du Lac Saint-Côme, Paris, Édition du Cerf, 1984.



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4 commentaires

  • Pierre Bourassa Répondre

    27 février 2019

    Merci, Me Néron, pour ce texte magistral. Il nous ramène droit à nos responsabilités.                                                                                             ''À cette époque, le Conquérant et l’Église canadienne n’avaient pas tardé à se découvrir des atomes crochus en matière d’obéissance. Pour calmer les esprits et affirmer son emprise sur une population laissée dans l’incertitude de l’avenir, l’Église avait fait sienne la formule bien connue de l’apôtre Saint Paul : « Tout pouvoir vient de Dieu. » Le Conquérant, lui, en était ravi. En un tournemain, il se voyait gratifié d’une promotion inespérée : de voyou qui poursuivait sa carrière internationale au mépris du droit, il devenait ministre de Dieu sur terre pour le gouvernement des mortels et le châtiment des méchants.''      


    -Merci également d'avoir soulevé cette complicité entre le Conquérant et l'Église.                                                                                       


  • Me Christian Néron Répondre

    22 février 2019

    RÉPONSE À JACQUES PARENT



    Je ne crois pas que les jeunes générations vont se mettre à


    désobéir aux lois qui n'ont de loi que le nom.


    Il est vrai qu'ils sont plus prompts à revendiquer leurs libertés,


    mais ces libertés sont plutôt centrées sur eux-mêmes, sur leur


    bien personnel, mais non pas sur le bien commun.


    Il s'agit d'une liberté naturelle et primitive, liberté privilégiée


    par les anglo-saxons et promue par la Cour suprême du Canada.



    Les jeunes sont fort peu éduqués à la liberté de conscience,


    laquelle est sans doute la plus importante parce qu'elle permet à


    chacun de se mettre sur la voie de l'autonomie et de la responsabilité.


    En fait, cette liberté est un principe d'autonomie et de responsabilité


    qui se manifeste par la faculté de subordonner ses actions à la raison 


    et à la loi.



    Cette liberté de conscience, c'est la raison en tant qu'elle juge de la


    convenance ou de l'inconvenence d'un geste à poser. Agir en cons-


    cience, c'est donc agir selon le jugement que porte notre raison.



    Je ne pense pas que les jeunes générations sont mieux formées


    que nous là-dessus.


  • Gilles Verrier Répondre

    21 février 2019

    Vous évoquez à juste titre le manque de résistance à la constitution de 1982. Vous avez mille fois raisons. Il faut en explorer le pourquoi. Au-delà du penchant atavique d'une élite formée dans l'amour de la soumission, les causes plus immédiates ne doivent pas être négligées. 


    Vous évoquez 1981-1982.


    La question de la bouffonnerie des négociations de 1981, Lévesque-Morin qui reviennent d'Ottawa humiliés personnellement  - mais non pour la nation - est une pièce d'anthologie qui tient en deux volets :


    1) l'absence d'ambitions constitutionnelles sur le fond (une chose sur laquelle Claude Morin a fait toute sa carrière)


    2) L'absence conséquente de résistance, par les mêmes, à la constitution que le Québec s'est fait imposer.


    Il faut reprendre là où Parizeau a manqué de corriger Lévesque-Morin: la résistance à la constitution imposée de 1982, qui violait les promesses solennelles de 1865. C'était et c'est encore le vrai point de départ. Le référendum de Parizeau n'était qu'une fuite en avant qui télescopait la défense de nos droits politiques. Parizeau renonçait à la résistance face à l'injustice, ici et maintenant, le nirvana plutôt que la guerre de tranchées. Il se projeta dans la ré-édition d'un acte manqué qu'il croyait pouvoir racheter par un nouvel aventurisme politique.  


    L'emploi du vocable Canadien fait partie de notre devoir de résistance. C'est notre identité profonde pour laquelle il n'y a aucun substitut. Ce vocable nous rattache à notre histoire longue, à celle des Lions de l'Amérique du Nord et, j'ajouterais, celle des créateurs d'alliances. « On s'est fait volé notre nom » est une excuse commode pour ceux qui refusent la résistance, le sujet de votre chronique. On tente de nous réduire à rien par le vol d'un nom prestigieux, le nôtre. Or, un nom n'est pas un bol de soupe. Il ne peut « nous être volé » que si nous restons indifférents et passifs à cette appropriation identitaire. Être Canadien ce n'est pas être une partie du Canada d'aujourd'hui. C'est revendiquer notre statut de fondateur du Canada primitif et de l'identité canadienne d'origine, distincte, française, 150 ans avant que les Anglais débarquent avec leurs canons. Il y a deux Canada, c'est ce que nous devons imposer par notre résistance. Il faut se battre pour l'original et rejeter la copie. 


    Votre texte mériterait d'être mis à l'étude pour tous les élèves de la fin du secondaire. Ils ont besoin d'une solide formation morale et politique qu'on leur a retirée et qui, lorsqu'elle était dispensée au temps des collèges classiques, était incomplète eu égard à la légitimité de la désobéissance. Pour former des citoyens responsables, il faut leur redonner l'accès à une culture intégrale. Les références culturelles et historiques que contiennent votre texte sont importantes pour la transmission d'un héritage qui s'est formé au fil du temps. C'est notre civilisation.  


  • Jacques Parent Répondre

    21 février 2019

    Je suis d'accord que les "boomers" sont soumis, mais qu'en est-il des générations suivantes qui n'ont pas été programmées de la même façon? Le sont-ils?


    Jacques Parent