L'apologie d'une histoire à courte vue

Il y a de ces "profondeurs" qui paralysent...

Les nombreuses controverses entourant la commémoration de la bataille des Plaines d'Abraham ont mis en scène des polémiques ayant comme point commun leur lecture partielle des événements, l'utilisation de l'histoire à courte vue, chacun les récupérant à son avantage. Une interprétation plus globale permettrait cependant de mieux apprécier les véritables enjeux pour lesquels deux généraux se sont affrontés et ont été unis par leur destin tragique, plutôt que de nous enliser dans des débats étroits.

Fausse perspective
L'erreur que tous commettent en est en effet une de perspective. Non pas celle, facile à évoquer, qui permet de s'approprier, selon ses propres références, le fait historique. Ici, chacun ne considère et ne promeut que ce que sa lentille lui permet de voir, que ce soit la bataille reconstituée à laquelle se sont opposés des «pacifistes» ou le fait français défendu par celles et ceux qui jouent une carte purement politique sous des couverts artistiques. Mais là ne s'arrête pas l'aberration.
Ce qui est plus inquiétant, c'est que ces algarades publiques font totalement fi de ce qu'a réellement représenté cette bataille. Au risque de me mériter l'attribut d'iconoclaste par les propagandistes qui y voient le mythe fondateur d'un peuple, je dirai que cette escarmouche de quelques minutes aurait pu n'être qu'une bataille parmi tant d'autres, sans autre conséquence - déjà dramatique - que les pertes de vie qui en ont constitué le tribut.
Pour comprendre ce que représente véritablement cette bataille, il faut laisser de côté l'angle québéco-québécois. Il faut voir cette bataille comme étant l'un des épisodes, important, mais non déterminant, d'un très large conflit qui a embrasé l'Europe, l'Amérique du Nord, l'Eurasie et le sous-continent indien: la Guerre de Sept ans. Il s'agit, à proprement parler, d'un véritable conflit mondial, aux proportions relativement plus étendues - étant donné les moyens de l'époque - que ceux ayant marqué la première moitié du 20e siècle. Dans ce contexte, la victoire des troupes de Wolfe n'était qu'un élément parmi plusieurs autres dont les États belligérants allaient tenir compte lors des négociations de paix.
Pourquoi l'erreur?
Car tout ne s'est pas joué lors de la défaite de la France à Québec ou de sa victoire à Sainte-Foy. Certes, pour les résidents de Québec, contemporains du conflit, le lien de causalité entre la victoire puis l'occupation par les troupes anglaises et l'appropriation formelle du territoire par la couronne britannique, quatre ans plus tard, pouvait relever de l'évidence. Des générations plus tard, ce raisonnement persiste. Rien n'est toutefois moins évident.
À preuve, en 1629, les frères Kirke avaient bel et bien conquis Québec. Mais qui, aujourd'hui, se souvient véritablement de cette première «conquête» puisque Québec a été rendue à la France trois ans plus tard, lors du traité de Saint-Germain-en Laye? De même, en 1748, le Traité d'Aix-la-Chapelle qui met fin à la Guerre de Succession d'Autriche, rend l'Ile du Cap Breton à la France, malgré la prise de la stratégique forteresse de Louisbourg par les miliciens de la Nouvelle-Angleterre appuyés par la marine britannique, à l'été de 1745. Il en allait de même en Europe: la juridiction des territoires conquis étant confirmée seulement à l'issue de l'ensemble des hostilités alors que les victoires militaires locales étaient évaluées et leur retombées négociées lors de la conclusion du «conflit cadre», pour ainsi dire. En fait, théoriquement, même une victoire de Montcalm ne pouvait garantir le maintien du Canada comme possession française tant que l'issue de la guerre sur d'autres fronts n'était pas décidée et la paix négociée.
Véritable enjeu
De plus, à la signature du traité de Paris en 1763, la France aurait très bien pu tenir à la Nouvelle-France comme elle a tenu, pour des raisons commerciales et stratégiques, à certaines autres possessions outre Atlantique. Mais voilà qu'aux yeux des gouvernants français, la Nouvelle-France était un gouffre financier, un territoire difficile à peupler et à défendre. Mais surtout, céder la Nouvelle-France à l'Angleterre était perçu comme un cadeau empoisonné, un moyen visant à affaiblir sa rivale.
En effet, les treize colonies qui devaient constituer les États-Unis moins de 20 ans plus tard, allaient perdre du coup le seul intérêt qu'elles avaient de demeurer loyales à la couronne britannique: le besoin de compter sur la métropole pour les protéger de la menace militaire située au nord et à l'ouest de leurs frontières. La présence française disparaissant du continent, cette menace s'estompait complètement et la nécessité du lien colonial s'évanouissait. Stratégiquement, la France cédait à l'Angleterre un territoire lourd à administrer tout en favorisant l'émancipation de colonies qui, elles, constituaient davantage un atout pour la couronne britannique.
Il faut donc comprendre la décision de la France dans le contexte de puissances désireuses de contrôler des ressources leur permettant de dominer l'Europe, un rêve d'hégémonie que seuls les Jean Monnet et Robert Schuman ont réussi à déboulonner après la deuxième guerre mondiale et que la chute du mur de Berlin - 230 ans après la Guerre de la conquête ! - aura finalement relégué aux pages d'histoire.
Le fond de l'histoire
Pour bien saisir la signification de cette bataille, ce sont les textes relatifs à cette époque qu'il faudrait commémorer, les acteurs stratèges ayant agi dans les capitales européennes plutôt que les combattants dépêchés en sol d'Amérique qu'il faudrait faire revivre. On a plutôt choisi d'entonner une ode à la survivance portée par une idéologie, servie par des mercenaires de la parole conscrits par des organisateurs dont la foi politique est mue par une vision ombilicale d'un pan pourtant complexe de l'histoire occidentale. En négligeant d'aller au fond de l'histoire, on la tronque, on se sert de celle-ci et on en sert une tranche à la sauce qui nous convient. Un peuple comme celui du Québec qui a su grandir malgré les manoeuvres européennes de politique étrangère et coloniale propres à leur temps, méritait pourtant mieux que cela.
Nelson Michaud, Ph.D., historien et politologue


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