Jules Tessier et la fraternité francophone

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Dénoncer les relents d'aliénation et de colonisation

L’oeuvre récente de Jules Tessier est un des trésors cachés du monde de l’essai québécois. Composée de trois ouvrages de prose libre et réflexive — Sur la terre comme un ciel… (Fides, 2010), Le ciel peut donc attendre (de la Francophonie, 2013) et le récent Avant de quitter ces lieux —, elle brille par son raffinement sans affectation, par sa fluidité envoûtante et par sa simplicité pleine de grâce. Tessier écrit comme on n’écrit plus, à la manière de Montaigne. Ses essais ont le ton d’une conversation à la fois amicale et délicate et s’inscrivent dans la tradition de l’humanisme canadien-français. Ils prennent position, mais ils le font au passage, au fil d’une méditation souriante constamment habitée par le souci de la culture.

Avant sa retraite, Tessier a enseigné les lettres françaises à l’Université d’Ottawa, une expérience qui l’a mis en contact avec les francophonies nord-américaines hors Québec, auxquelles il est très attaché depuis sa jeunesse. On sent, chez lui, une nostalgie du temps où, pour reprendre le titre d’un des essais qui figurent dans Avant de quitter ces lieux, « nous étions tous Canadiens français ».

Tessier n’a rien d’un réactionnaire qui souhaiterait revenir à cette époque d’avant l’indépendantisme québécois. Il déplore toutefois le fait que les Québécois et les francophones hors Québec soient devenus insensibles les uns aux autres, depuis les états généraux du Canada français en 1967. Pour lui, les francophonies nord-américaines perdent à se diviser.

Il souhaiterait donc une renaissance de cette fraternité francophone, celle qui faisait dire à Honoré Mercier « Riel, notre frère, est mort ! », celle qui incitait les Québécois à s’engager directement dans la lutte pour le français en Ontario en 1912, sans s’illusionner sur l’ouverture canadienne à la francophonie. Tessier évoque ce rêve d’une réconciliation en racontant une expédition à Saint-Boniface, Manitoba, en auto-stop, en 1961, avec un ami scout. C’est sa manière, et elle est belle.

Toujours la langue

Tout, chez lui, est affaire de langue, c’est-à-dire de français. Dans un autre essai, Par ma très grande faute !, il s’attriste de la disparition des chroniques linguistiques dans la presse. Cette tradition, rappelle-t-il, est pourtant riche. Au Québec, l’abbé Thomas Maguire fut un précurseur en la matière en publiant, en 1841, le premier « ouvrage destiné à signaler nos accrocs à l’orthodoxie du français, mise à mal notamment par la proximité de l’anglais ».

Dans les journaux, dont Le Devoir, l’abbé Étienne Blanchard, Gérard Dagenais, Louis-Paul Béguin et Pierre Beaudry poursuivront cette tradition de vigilance linguistique, aujourd’hui incarnée par Guy Bertrand, de Radio-Canada, et, à l’occasion, par « Pépère-la-virgule » Foglia, dans La Presse. Si le genre tend à disparaître, explique Tessier en donnant raison à Foglia, c’est tout simplement parce que « dans la population en général, on s’en fiche ». Cette indifférence, ajoute-t-il tristement, « a des relents d’aliénation ».

L’essayiste ne s’y résout pas. Dans un essai qui raconte une journée ordinaire, il note les fautes qu’on lui sert. Au téléphone, un agent de télémarketing se présente par la formule « mon nom est » au lieu de dire « je m’appelle » ou « je suis ». À la radio, la prononciation anglaise s’infiltre : des fanZ, un « zou ». Sur une voiture publicitaire, Tessier lit « Mon hit. Mon fun. » À la porte d’une pharmacie, un mendiant lui réclame du « change ». À l’écrivain qui lui mentionne qu’il faut plutôt dire « monnaie », l’homme répond que « ça rapporte plus quand on dit du “change” ». En France, où les anglicismes et la culture américaine ont la cote, ce n’est guère mieux, constate l’essayiste devant ces « relents de collaboration ».

Rioux a raison

Son attachement pour l’Acadie le rend toutefois complaisant envers le franglais des Lisa LeBlanc et Radio Radio, dénoncé avec virulence par le collègue Christian Rioux, dans nos pages, en 2012 et en 2013. Rioux se trompe, écrit Tessier. Les Acadiens, continue-t-il, sont fiers de leurs origines et de leur langue françaises. De plus, faire intervenir la norme dans le domaine de la créativité serait inapproprié.

L’argumentation de Tessier, ici, est faible. « Quand les gens se sentent obligés de proclamer qu’ils sont fiers de leur langue, écrit la linguiste Marina Yaguello, il y a des raisons de s’inquiéter pour la langue en question. Le français est condamné en Louisiane et la fierté vient trop tard. » En matière linguistique, c’est l’effectivité qui compte. Clamer sa fierté d’être français en franglais est le symptôme d’une assimilation en marche. Affirmer que le franglais (ou le chiac) peut parfois avoir plus de puissance émotive que le français standard n’est pas faux, mais il faut alors ajouter que cette puissance a quelque chose de tragique, qui tient à ce qu’elle exprime une colonisation avancée. Quand les mots d’une autre langue nous parlent plus que ceux de la nôtre, il n’y a plus rien qui « va on », en effet. Ajoutons, au passage, que Tessier se trompe aussi quand il note que Lisa LeBlanc bouge bien sur scène. Elle bouge beaucoup, ce qui n’est pas la même chose.

On pardonnera à Tessier cette complicité indulgente, attribuable à l’amitié. L’honnête homme, la qualité de son style et la richesse de son propos en font foi, est étranger à toute maltraitance linguistique et culturelle.


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