Affaire Lafarge: «si le Quai d’Orsay savait, Fabius est une potiche ou un menteur»

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Les Desmarais et l'État français sont dans l'eau chaude

Laurent Fabius a été entendu comme témoin dans l’affaire Lafarge. Le cimentier est soupçonné d’avoir financé des groupes terroristes pour maintenir son activité en Syrie. Le ministre des Affaires étrangères au moment des faits affirme n’avoir été au courant de rien. Chez ses adversaires et même au sein de son propre camp, on a du mal à le croire.


Rien vu, rien entendu, au courant de rien.


C'est en substance la défense adoptée par Laurent Fabius. L'ancien maître du Quai d'Orsay a été entendu le 20 juillet comme témoin par les juges enquêtant sur les soupçons de financement du terrorisme en Syrie par le cimentier Lafarge. C'est Le Monde qui a révélé le contenu de cette audition.


«Je n'ai jamais été saisi d'une question concernant Lafarge, je suis catégorique»: Laurent Fabius n'a cessé de l'affirmer aux juges Charlotte Bilger et David de Pas.


L'ex-premier diplomate français assure même ne pas se souvenir s'il était au courant qu'une usine Lafarge se trouvait en Syrie: «Si la question est de déterminer si je savais ou non qu'il y avait une usine Lafarge en Syrie, je n'ai pas de souvenir précis.»


Lafarge, qui a fusionné en 2015 avec le Suisse Holcim, est accusé d'avoir maintenu l'activité de son usine syrienne située à Jalabiya, à 150 km au nord-est d'Alep, et ce en pleine guerre et au prix d'arrangements financiers avec des groupes terroristes. Entre 2011 et 2015, le cimentier aurait versé environ 13 millions d'euros à des groupes armés, dont Daesh*. «Dans le cadre de l'instruction, il est retenu exactement ce chiffre: 12.946.000 euros versés par Lafarge entre 2011 et 2015 au profit d'organisations terroristes, parmi lesquelles le groupe État islamique*», a déclaré Marie Dosé, avocate de Sherpa, une ONG qui s'est constituée partie civile dans cette affaire afin de défendre les employés syriens de l'usine.



La question est de savoir ce que savaient le Quai d'Orsay et son ex-patron des activités de Lafarge en Syrie. Et pour faire la lumière sur ce point, Sherpa a demandé à ce que Laurent Fabius et deux ambassadeurs de France pour la Syrie soient auditionnés. Pour l'ONG, difficile de croire que le chef de la diplomatie n'ait rien su de ce qui se tramait.


Interrogée par nos confrères de FranceInfo, Marie Dosé a qualifié l'audition de Laurent Fabius d'«extrêmement inquiétante»:

«Laurent Fabius a déclaré sous serment qu'il ne savait rien alors que son ministère savait tout. De nombreux documents ont été déclassifiés par le ministère des Affaires étrangères à la demande des juges d'instruction, et des notes diplomatiques démontrent que le Quai d'Orsay savait tout, du début jusqu'à la fin, c'est-à-dire le maintien de Lafarge en violation de la réglementation et ses tractations avec Daesh*. Comment est-ce que le Quai d'Orsay a pu ne pas en informer le ministre? Il y a un vrai dysfonctionnement des institutions et ce qui m'effraie, c'est la sérénité avec laquelle Laurent Fabius nous explique qu'il ne savait rien.»


Joint par Sputnik, Bassam Tahhan, politologue franco-syrien spécialiste des questions internationales, n'achète pas la version de Laurent Fabius:


«Je pense que Fabius était au courant, mais il sera difficile de le prouver. Comment le patron de la diplomatie française aurait été laissé à l'écart d'une telle affaire, sachant qu'un responsable de Lafarge a lui-même avoué qu'il était régulièrement en contact avec l'ambassadeur de France pour la Syrie? Il y a aussi le courriel de l'ambassade en Jordanie dans lequel un diplomate français parle d'une rencontre avec un cadre de Lafarge. De plus, Firas Tlass, l'intermédiaire entre Lafarge et les groupes terroristes, n'est autre que le frère de Manaf Tlass qui a avoué avoir été exfiltré de Syrie par les services français en 2012 après avoir fait défection à Bachar el-Assad. Pour toutes ces raisons, il est quasiment impossible que Laurent Fabius n'ait pas été au courant.»



Bassam Tahhan fait notamment référence aux dires de Christian Herrault, directeur général adjoint de Lafarge à l'époque. D'après les informations du Monde, il aurait déclaré aux enquêteurs: «On allait voir, tous les six mois, l'ambassadeur de France pour la Syrie, et personne ne nous a dit: "Maintenant, il faut que vous partiez." Le gouvernement français nous incite fortement à rester, c'est quand même le plus gros investissement français en Syrie et c'est le drapeau français.»


Le Point a pu se procurer un courriel de l'ambassade de France située alors en Jordanie et daté du 17 septembre 2014. Un diplomate français y fait mention d'un entretien avec Frédéric Jolibois, alors patron de Lafarge en Syrie qui s'est déroulé le 10 septembre 2014.


«Poursuite des activités du groupe Lafarge en Syrie, au prix d'un jeu d'équilibriste entre régime de Damas, forces kurdes et État islamique», pouvait-on lire dans le document.


Bassam Tahhan mentionne également Firas Tlass, fils de l'ancien ministre de la Défense syrien et frère de Manaf Tlass, ancien général de Bachar el-Assad ayant fait défection et assurant avoir été exfiltré de Syrie par les services secrets français en 2012. Le Canard enchaîné a révélé un rapport datant d'avril 2017 du cabinet américain Baker McKenzie et commandé par Lafarge. On y apprend que Firas Tlass a servi d'intermédiaire entre Lafarge et plusieurs factions armées afin de faire transiter les sommes d'argent nécessaires au maintien de l'activité de l'usine du cimentier en Syrie.

François Asselineau, président de l'Union populaire républicaine (UPR), qui suit de près le dossier syrien, met également en doute la version de Laurent Fabius. L'ex-candidat à l'élection présidentielle de 2017 nous a livré son sentiment:


«Je n'y crois pas. Je n'ai pas de certitude, tout arrive dans la vie, mais de par mon expérience, je pense qu'une telle entreprise dans un tel contexte aurait tout fait pour se couvrir vis-à-vis des autorités et les aurait mises au courant. Si effectivement le Quai d'Orsay savait et que Laurent Fabius n'a pas été averti par ses propres services, alors ce n'était pas un ministre des Affaires étrangères, mais une potiche. S'il savait, c'est encore pire: il ment.»


Même chose du côté de Florian Philippot. Contacté par Sputnik, le président des Patriotes et député européen a mainte fois critiqué les choix diplomatiques français de Laurent Fabius à propos de la Syrie. Il juge la défense de l'ancien maître du Quai d'Orsay avec ironie:


«Sans préjuger de la vérité, je ne serais pas étonné si Laurent Fabius avait des trous de mémoire. Après tout, il a oublié avoir déclaré en 2012 qu'"Al Nosra* faisait du bon boulot en Syrie". On prend cette affaire Lafarge un peu à la légère en France, alors qu'elle est très grave. Au-delà du cas Fabius, la France serait grandie si elle reconnaissant que sa diplomatie s'est fourvoyée pendant des années au Moyen-Orient en n'étant pas clairement aux côtés des forces qui combattaient les djihadistes.»


L'ex-numéro 2 du Front national fait ici référence à des propos qu'aurait tenus Laurent Fabius et qui ont été relayés par Le Monde dans un article publié le 13 décembre 2012. Celui qui était à la tête de la diplomatie française commentait la décision des États-Unis de placer le groupe djihadiste Jabhat Al-Nosra* sur leur liste des organisations terroristes.


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© PHOTO. LE MONDE


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Largement reprise par une partie de la classe politique, cette citation a été à l'origine d'une vive polémique. Le 21 mars 2017, Le Monde publiait un article expliquant que les dires de Laurent Fabius avaient été sortis de leur contexte et parlait d'une «citation dévoyée».




Même jusque dans son propre camp, les affirmations de l'ex-ministre des Affaires étrangères peinent à convaincre. Joint par Sputnik, le socialiste Gérard Bapt, qui officiait en tant que député durant le mandat de Laurent Fabius au Quai d'Orsay, a préféré, lui aussi, manier l'ironie:



«C'est invraisemblable qu'il n'ait pas été mis au courant de par sa position. Il a peut-être perdu la mémoire?»


Le ministère des Affaires étrangères dément formellement avoir été au courant des agissements de Lafarge et avoir conseillé le maintien de l'usine. Mieux encore, une source diplomatique citée par France Culture assure que des «mises en garde» ont été adressées à Lafarge. En 2017, Agnès Romatet-Espagne, porte-parole du Quai d'Orsay, assurait n'avoir trouvé aucune trace d'échanges entre Lafarge et la diplomatie française dans les archives de la Direction générale des entreprises au ministère des Affaires étrangères, organe chargé de suivre les entreprises françaises à l'étranger. Là aussi, nous l'avons vu, la mémoire semble faire défaut à cette responsable…


«Nous avons eu des contacts à plusieurs niveaux avec l'entreprise Lafarge comme avec d'autres au sujet de la situation en Syrie», déclarait pour sa part une source diplomatique contactée par Le Point en début d'année 2018. «Cela a été l'occasion de faire le point avec nos interlocuteurs sur la situation en Syrie et de leur rappeler leurs obligations au titre du droit international.»


Le 28 juin, les magistrats ont estimé avoir réuni des «indices graves et concordants» contre le cimentier pour ordonner sa mise en examen pour «complicité de crimes contre l'humanité», «financement d'une entreprise terroriste», «mise en danger de la vie» d'anciens salariés de son usine syrienne et «violation d'un embargo».


Une décision qui est intervenue après les mises en examen de huit cadres et dirigeants, dont l'ancien PDG de Lafarge de 2007 à 2015, Bruno Lafont, pour financement d'une entreprise terroriste et/ou mise en danger de la vie d'autrui.


* organisation terroriste interdite en Russie