Rappel historique (Grève d'Asbestos 1949)

A-t-on perdu la tête à Québec ?

L’État provincial est-il en pleine évolution ? Se transforme-t-il, à la suite de quelques trop illustres prédécesseurs, en État policier ? Le vin de la toute-puissance est-il à ce point monté à la tête de M. Duplessis ?

Brutalité policière - Profilage politique

Quand se fatiguera-t-on d’appréhender et d’arrêter ? – Tandis qu’on quête
dans les églises – Avec son écrasante majorité, M. Duplessis écrase …
La grève de l’amiante sévit à Asbestos, à Thetford, et dans quelques autres
localités.
C’est la même grève, dirigée partout par le même état-major de la C.T.C.C. et de
la fédération de l’amiante : Les ouvriers y réclament tous les mêmes mesures.
L’épreuve de force dure, à Thetford comme à Asbestos, depuis trois mois, et
devrait y produire la même exaspération.
Les circonstances auraient pu soulever à Thetford plus d’excitation qu’à
Asbestos. Car on y a tenu une élection mouvementée. Et au nez des grévistes,
dirigées selon eux par une « union de compagnie », des ouvriers travaillent à la
compagnie Bell.
Pourtant, de Thetford, il n’est venu aucune rumeur de bagarre. Pas de
barricades, pas de sédition, pas de brutalité : une grève paisible. Tandis qu’à
Asbestos, des violences ont éclaté.
Quelle différence existe-t-il donc dans la situation entre Thetford et Asbestos ?
Une seule : il n’y a pas de police provinciale à Thetford, il y en a à Asbestos.
* * * * *
Cela est un fait patent, qu’on voit sans enquête spéciale et sans procureur
spécial.
Et c’est un fait indiscutable. À Thetford, il n’y a pas de police provinciale et pas de trouble. À Asbestos, il y a de la police provinciale et du trouble.
Le désordre a commencé dès l’arrivée à Asbestos d’un détachement de
policiers. Le conseil municipal dénonçait alors l’ivresse de «provinciaux », et
l’indécence de quelques-uns.
Il y eut des arrestations brutales, sur lesquels ont couru des bruits divers.
Puis l’inspecteur Labbé déclarait devant plusieurs témoins que les policiers
recevaient de la compagnie Johns-Manville une allocation hebdomadaire d’une
cinquantaine de dollars. Il affirmait que la chose se pratique couramment dans
les grandes grèves. Jamais à notre connaissance l’inspecteur Labbé n’a nié
avoir tenu ces propos fantastiques, qui montrent une police d’État louée par des
intérêts particuliers. Plus tard, il y eut le piquetage des routes, et les violences commises par
quelques grévistes contre quelques policiers. Où ? à Asbestos, pas à Thetford.
M. Hilaire Beauregard fit proclamer l’acte d’émeute. On se mit à arrêter : on
arrêta dans le sous-sol de l’église, sur la rue, dans les salles de pool, dans les
maisons particulières, le jour, la nuit : au point que la prison de Sherbrooke
devint trop petite, et qu’il fallut diriger vers Montréal une soixantaine de grévistes
appréhendés. On ne permit pas à leur avocat de les rencontrer. C’est au sujet de
ces hommes que la C.T.C.C. accuse la police provinciale de s’être livrée à des
brutalités systématiques.
Quelques jours passent. Dans la nuit de vendredi à samedi, nouvelles
arrestations, qui comprennent cette fois les chefs de la Fédération de l’amiante.
On frappe plus haut.
Et maintenant des rumeurs circulent. On frapperait plus haut encore. Des noms
sont mentionnés : il s’agit des dirigeants généraux de la C.T.C.C.
Partis dans cette voie, pourquoi s’arrêterait-on ? Le gouvernement paraît décidé
à faire tout ce qu’il faut pour casser la grève. Pourquoi ne pas mettre la main sur
quiconque touche au conflit de près ou de loin ? Tous les prétextes peuvent
devenir bons : les actes, les paroles, les intentions.
Pourquoi ne pas arrêter la rédaction du Devoir ? ou le chanoine Groulx, qui eut
l’idée d’une souscription publique pour soutenir les grévistes ? Pourquoi ne pas
appréhender les membres de la Commission sacerdotale d’études sociales, qui
demandèrent aux individus et aux associations de faire la charité aux familles
des grévistes – et ceux qui quêtent aux portes des églises ? En torturant bien le
code, on trouverait peut-être prétexte à d’autres arrestations … quittes à laisser
tomber toutes les causes une fois la grève finie, comme le Procureur général l’a
fait à l’automne 1947 en marge de la grève des salaisons, pour plus de cent
individus ? Mais quel serait alors le sens de ces arrestations massives ?
démoraliser en terrorisant ?
En ce cas, les prisons de la province ne suffiraient plus, il faudrait en construire
de nouvelles. M. Duplessis avait prévu cette possibilité dès 1936 – seulement en
ce temps-là, ce sont les exploiteurs qu’il promettait d’interner.
* * * * *
A-t-on perdu la tête à Québec ? La rage de détruire le syndicalisme catholique a-t-elle saisi à ce point M. Duplessis ?
M. Lewis H. Brown, président du conseil d’administration de la Canadian JohnsManville, vient de lui adresser un hommage bien compromettant. Le 11 mai, M. Brown a déclaré : « Je désire dire au gouvernement que je suis sensible à son
infatigable dévouement au maintien de la loi et du bon ordre, à sa
compréhension, dès le début, du fond véritable de la question qui nous occupe
… »
Cela se passe tandis que la C.T.C.C. accuse la police provinciale d’avoir
« torturé » les grévistes, et que l’on quête à la porte des églises pour leurs
familles.
L’État provincial est-il en pleine évolution ? Se transforme-t-il, à la suite de
quelques trop illustres prédécesseurs, en État policier ? Le vin de la toute-puissance est-il à ce point monté à la tête de M. Duplessis ?
Quand on apprit, en juillet dernier, le résultat des élections provinciales, chacun
se demanda ce que M. Duplessis ferait avec sa redoutable majorité. Ceux qui le
connaissent se sont mis à craindre qu’il n’en abuse. Mais personne, même parmi
ses adversaires les plus farouches, n’imagina qu’il pouvait atteindre à ce degré
d’acharnement antisyndical.
Ce qu’il allait faire avec sa majorité écrasante ? Écraser les revendications de la
justice, il le montre aujourd’hui. Mettre tout l’appareil de l’État au service des
abus capitalistes. Et faire de sa police une machine de guerre contre les
syndicats.
Source : André Laurendeau, « A-t-on perdu la tête à Québec ? », Le Devoir, le
15 mai 1949, p. 1.
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Claude Bélanger, Marianopolis College


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